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(Note de lecture), Eric Sautou, Beaupré, par Isabelle Baladine Howald


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Posté 08 février 2021 - 09:58


« Maman », ne dit-il jamais


6a00d8345238fe69e202788013b0ad200d-100wiIl nây a presque rien à dire, il faudrait juste recopier des pans entiers, les pans du tombeau fragile dâherbes et de papier que monte tant bien que mal Eric Sautou, autant que peut-être il le défait, à sa mère disparue.
Beaupré (Flammarion), qui suit Une infinie précaution (Flammarion) est un livre-lieu, un livre indissociable du lieu. Il y a là un lac, une maison, une véranda (celle du livre dâEric Sautou paru sous ce titre chez Unes), un jardin, tout est vide, vidé comme de lâintérieur plus exactement. La mère de son absence a tout vidé, pourtant câest bien là que le fils lui parle, essaie de lâentendre encore, essaie de se souvenir encore.
 
« Mourir ne se dit pas nây pense pas tu ne meurs pas » : comme on dirait : si tu nây penses pas, tu ne mourras pas. Tu ne serais pas morte, dit lâenfant dans son conditionnel de jeu.
Si je nây pense pas, tu ne seras pas morte, mais cela ne marche pas dans ce sens parce que nous sommes de vieux enfants un peu moins innocents.
Le tremblement dâêtre est tel que lâon entend aussi bien la mère qui parle à son fils que lâinverse, chacun dit sa solitude, elle attendant son fils, lui sa mère une fois morte. On ne distingue pas toujours les voix qui se troublent lâune lâautre, troublent le souvenir et la lecture. Celui qui reste existe à peine et avec peine.
« Câest toute/ma vie qui nâest plus rien je nâai plus rien je ne suis pas/un autre sans toi (nâai pas fait autre chose)/lâun avec lâautre et sâen allant/parmi les fleurs (les fleurs) ». Cette maison, cette véranda, ce jardin « (Jardin ancien jây mets le feu) », le lac, la balançoire (« vide »), les feuilles et ces fleurs, la rose rilkéenne tenue à bout de pudeur, comme dénuée de toute poésie et pourtant lâétant plus que jamais, tout est dit avec tant de délicatesse, de retrait presque, à mi-voix :
« Automne/automne /nâest plus rien/les mots que tu me dis/se perdent eux aussi/automne nâest plus rien/entends les fleurs automne/du cher amour plus rien ».
Le temps égrené ne sâégrène plus. En fermant les yeux vient le soulagement du souvenir, mais en les rouvrant plus rien⦠: « quelque chose de ton souvenir nâest déjà plus le même ».

Je me souviens alors du Journal de deuil de Roland Barthes, la première fois où il revient à lâappartement où il vivait avec sa mère « il nây a aucun lieu de rechange ».
Beaupré comme lieu ne sera plus jamais non plus comme la rue Servandoni, il est muet.
Moins discontinu que le deuil vécu par Barthes, qui passe de pleurs à lâenvie forte de vivre, celui qui est évoqué dans Beaupré est de lâordre du fantomatique, une basse continue. Et les choses se défont.
« Je suis là, mot que nous nous sommes dits toute la vie » écrit Barthes, « toutes ces années toi et moi câétait pour la vie » et « tu étais là câest pour la vie », écrit Eric Sautou, ce sont des mots si simples, un refrain de chanson pourrait-on dire, les chansons quâon a dans la tête toute la vie, ces éclats de vérité⦠Ce sont les mots de lâenfant qui subit le choc intense de la mort, tel celui des plaques sismiques sous nos pieds. Tu ne pourrais pas mourir, tu nâes pas morte, si, tu lâes. Eric Sautou ne prononce jamais le verbe pleurer ni celui de larmes.
Maintenant ça va être : tu ne seras plus là pour toute la vie.
Pourtant « Dâavoir été nous sommes » (La véranda), quelque chose qui a été si fort frémit encore dans lâair.

« Quel est ce lieu de chagrin tous les matins mon nom de mère, » qui parle ici ?... câest la mère sans le fils, est-ce le fils dans le nom de sa mère, lâeau se trouble encore.
Peut-être aussi désir secret de prendre la place du mort, pour quâil ne souffre plus (on pense ici à Mallarmé cherchant à éviter le savoir que pourrait avoir eu son fils Anatole de sa propre mort à 8 ans). Lâenfant ne peut pas être vieux mais le père ou la mort peut dire :
« Mon vieil enfant ce que tu me demandes » ⦠et lui lâancien enfant maintenant vieillit aussi « et je vieillis regarde », puisque vieillir sâentend peu mais se voit implacablement.

Beaupré paru chez Flammarion est annoncé comme le dernier livre du cycle consacré à la mort de la mère. Câest un livre bouleversant de simplicité, qui me rappelle La première année (Inculte) de Jean-Michel Espitallier, écrit à la mort de sa femme Marina : « Personne nâest donc jamais revenu ? Même cinq minutes ? Même quelques secondes ? Le temps dâune étreinte ? Un dernier mot ? Juste un baiser ? Ceci est une requête). »
Les deux livres sont extrêmement différents mais chacun aborde cet insupportable Nevermore en écrivant sur une crête si mince.

Lâautre soir je regardais un épisode dâune série où une adolescente part dans le désert avec, sur elle, une photo de sa mère (disparue depuis peu) et elle petite dans le désert. Elle ne trouve pas, y passe des heures. A la nuit tombée la lune éclaire un creux entre deux massifs de ce désert. Câest peut-être là. Elle dit alors « Maman ».
Comme la petite fille de Cria Cuervos, le film de Carlos Saura, dont la bouche chuchote presque sans voix « maman maman maman » dans lâobscurité.
Eric Sautou ne le prononce jamais mais on lâentend tout le tempsâ¦
Comme nous le disons sans doute tous, enfants ou vieux (peut-être pas entre ces deux périodes), dans les moments de détresse, de solitude. Mais nous oublions que les vivants avant dâêtre morts eux aussi prononcent peut-être le nom de leur enfant, pour quâil vienne les voir, pour quâil les appelle, pour quâils sâen souviennent. Retour de lâappel et du silence auquel nous nâavons pas fait assez attention.

Beaupré est empreint du silence infini quâouvrent en nous la question de la mort mais aussi la question de lâamour, avec une infinie précaution.

Isabelle Baladine Howald

Eric Sautou, Beaupré, Flammarion,  2021, 120 p., 16â¬.

Poezibao publie aujourd'hui deux notes de lecture de ce livre, celle d'Isabelle Baladine Howald, ci-dessus et celle d'Ariane Dreyfus. Sont également donnés de larges extraits du livre choisis par l'une et l'autre.


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