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(Note de lecture), Aurélie Foglia, Comment dépeindre, par Guillaume Curtit


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Posté 17 février 2021 - 10:19



6a00d8345238fe69e202788015e70d200d-100wiAvec Comment dépeindre, Aurélie Foglia signe un nouveau livre qui, après Grand-Monde publié également chez Corti en 2018, fait une nouvelle fois preuve dâune audace littéraire et stylistique indubitablement moderne.
Si le livre se veut à son origine le journal de bord poétique dâune artiste peintre qui médite sur son rapport à la création, il tourne subitement au drame à cause dâun « articide » vécu par lâauteure au cours de lâécriture. De ce fait, le livre est marqué dans sa chair de cette lourde blessure qui est vécue comme un véritable « viol ».

Nous pouvons parler volontiers de poésie méditative pour évoquer le livre dâAurélie Foglia. En effet, il semble que le livre dans sa genèse ait été pensé pour être une sorte de laboratoire expérimental de lâartiste peintre. Cela induit donc inévitablement la présence dâune importante dimension métapoétique. Il sâagit dâune poésie qui cherche à saisir les choses dans leur essence, dans leur nudité la plus pure. À la limpidité du coup de pinceau répond lâexpressivité vive et sincère de la plume. Câest une écriture qui fait lâexpérience dâelle-même, qui sâécoute en train dâécouter, qui se voit en train de voir, et qui se fait justement parce quâelle sâanalyse en train de faire. En somme, il sâagit dâune écriture qui se pense, qui prend du recul sur elle-même, qui sâexpérimente. Lâobjet de la quête nâest autre que la reconnaissance de soi à travers chacun de ses gestes. Par conséquent, la main semble avoir le monopole des sens : elle a le regard dâun poète qui cerne, le toucher dâun peintre qui croque, lâodeur de la terre en filigrane qui rythme, le goût des arbres comme respiration essentielle qui rappelle la souche de lâêtre profond, et enfin lâoreille dâun musicien.
En outre, il sâagit dâune écriture qui fait lâéconomie du langage, qui évince toute marque de superflu, qui élague tout ce qui ne compte pas, et qui préfère donner de lâair plutôt que de saturer de couleurs ou de mots la toile vierge ou la page blanche. Une écriture qui, bien quâelle soit franche et honnête, sait se contenir dans son élan afin dâêtre toujours au plus proche du mouvement juste. Une écriture pleine dâallant qui choisit de faire confiance à cet allant -ses talents ; qui va « à tâtons », « écrire par petites touches », à la manière dâun peintre.
Ainsi peintre et poétesse sont indissociables. Lâune est le penchant consubstantiel de lâautre qui est sa condition de possibilité : « peindre représente / la possibilité / de ne pas peindre / avec des mots ».

Comme pour ses toiles, il semblerait quâAurélie Foglia écrive avec les doigts, se serve et use de son corps, de son extériorité pour se trouver ou se retrouver elle-même dans ses propres gestes. Ainsi voit-on apparaître au fil de la lecture lâethos dâun sujet poétique et artistique qui se laisse pénétrer de toutes parts pour voir un peu comment réapparaît le vrai monde en lui. On pourrait aller jusquâà dire quâAurélie Foglia cultive une certaine esthétique de la défaillance, de lâanti ou du contre esthétique, qui donne lieu à une dualité motrice au fondement de lâactivité artistique. Une extériorité-intériorité dans laquelle on sent que la poétesse cherche à accéder à elle-même, à sentir le sang circuler comme elle perçoit la sève de lâarbre couler. Lâartiste effectue des va-et-vient incessants à la puissance trois, entre elle et son autre mais également entre son autre et le monde qui lâentoure. Câest une figure qui, à lâaide de son propre corps, tente de se dessiner, voire de se figurer, ou au moins de tracer sa silhouette et de délimiter ses contours. La marque dâun manque, dans ce que nous avons appelé lâesthétique de la défaillance, est omniprésente. De fait, le poème et la toile apparaissent comme la réalisation dâun échec, son accomplissement paradoxal. Mais nous devons toutefois préciser que cet échec nâest nullement synonyme de faiblesse poétique ou artistique, car ce que lâartiste veut dire ou peindre ne peut se dire ni ne peut se peindre. Cela se dépeint : « lâart a lâart / de ne pas répondre ». Lâart en tant que réalisation est peu ou prou la cicatrice de cette quête ontologique indicible, indescriptible. Malgré son accomplissement dans le geste artistique, lâart laisse toujours traîner derrière lui « une sensation de non-dit » qui est finalement sa raison dâêtre. Le principal effort de lâartiste est donc de tenter de se retrouver dans un geste qui infiniment lui échappe à lâinstant même où elle lâexécute.

Dans la démarche artistique et poétique dâAurélie Foglia, tout se passe comme si la réponse était dans le mouvement de la main qui peint et de la main qui écrit ; de la main qui se laisse aller à lâaventure quoi quâil en coûte, avec le courage et la détermination que procure la seule force de lâart : « je mâexpose / je est un geste / qui me déloge ».
Ainsi par un jeu de redéfinition singulière du cogito cartésien, Aurélie Foglia élève sa poétique au rang de principe esthétique, faisant de la défaillance ou du manque sa véritable identité artistique. La page est trouée de blanc comme la peinture est trouée de vide.
Le pinceau de la peintre et la plume de la poétesse sont tous deux des « terminaisons » nerveuses intrinsèquement reliées à la personne de lâartiste. Ils sont une prolongation du corps, un moyen dâexpression de lâintime dont lâencrier et la palette se servent pour réaliser leurs mélanges, leurs nuances de tons. Câest pourquoi dans lâultime saison du livre, dans laquelle Aurélie Foglia évoque lâ « articide » dont elle a été victime, on lit : « on mâa rogné / les doigts tous ».
Le titre du livre pose dâemblée ce paradoxe du geste artistique. Dépeindre, câest à la fois faire et défaire. Ce livre est donc tout autant une interrogation sur la manière de faire de lâart quâune réponse à cette interrogation, sorte de manifeste poétique de la création artistique. Vous demandez encore comment dépeindre ? Retenez au moins ceci : « Décrire peindre écrire dépeindre désécrire ».
Cela dit, ce retour à lâabsence, au rien, à la désécriture et à la dépeinture doit être mis en relation avec lâultime saison du livre. Celle-ci correspond quantitativement à presque la moitié de lâéconomie de lâÅuvre. « Vous désarticulées » renvoient au drame de lâ« articide ». Étant donné que le produit de son art se présente comme une extension intime dâelle-même, cette tragédie est vécue par Aurélie Foglia comme un « viol ». Effectivement, du fait que lâartiste est absolument ce quâelle produit et inversement, la déchirure est redoublée : « vous aussi qui étiez corps / de mon corps / concentrés dâêtre vivants ». Cette dernière saison pour le moins dramatique donne à voir la désolation, le désespoir, sinon même la misère dâune artiste en détresse face à tant de violences faites à son Åuvre. Pour Aurélie Foglia, la souffrance dâun tel « massacre » est comparable à la perte dâêtres chers que lâon assimile aisément au cours de la lecture à lâimage dâenfants. En effet, elle sâadresse à ses défuntes toiles avec lâattention dâune mère qui pleurerait le deuil impossible de ses filles : « vous ayant portées », écrit-elle. Dâailleurs, Aurélie Foglia parle de cette saison comme de sa « complainte de Niobé ». Complainte qui toutefois ne tombe pas dans la complaisance et qui toujours conserve une certaine lucidité gestuelle malgré la déchirure sentimentale qui fait tressaillir le cÅur. Cette dernière saison est donc un livre de mort qui fonctionne quasiment de manière autonome. Lâartiste y étend ses chagrins, y évoque ses brûlures, y parle de ses douleurs, y questionne la fortune. Aurélie Foglia se désole avec effroi et amertume du carnage intenté contre ses toiles. Ne restent plus alors que de vulgaires bouts de bois sur lesquels pleure la peinture, semblables à des « os » brisés entachés encore de la couleur du crime.

Finalement, Comment dépeindre se fait lâécho dâune histoire dâamour qui a viré à la tragédie. Si lâhomme féroce a pu violer impunément les toiles innocentes, le livre en sauvegarde néanmoins à jamais la triste mémoire. Au bout du compte, ce livre ne contient-il pas toutes les caractéristiques propres à une folle épopée artistique pouvant nous faire penser à la naissance dâun véritable mythe littéraire ?

Guillaume Curtit

Aurélie Foglia, Comment dépeindre, éditions Corti, 2020, 208 p., 19â¬


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