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(Note de lecture), Cédric Demangeot, Promenade et guerre, par Pierre Vinclair


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Posté 01 mars 2021 - 09:50


(Promenade et guerre paraît un mois après le décès de Cédric Demangeot. Le présent article nâest quâune modeste recension, ne prétendant pas se substituer aux hommages nécessaires des amis et des proches. Il sâagit seulement dâinviter les lecteurs à lire ce livre étonnant de puissance incisive)


6a00d8345238fe69e20263e99389c1200b-100wiSi Promenade et guerre travaille les thèmes qui innervent généralement la poésie de Cédric Demangeot â la mort, la révolte, la douleur, la poésie, la vérité, lâenfer â il le fait selon des modalités qui les déplacent ou plus exactement, qui en accélèrent lâexpression. Lâécriture se fait plus urgente, cavalant de vers en vers et dâimage en image, comme si, plus que se complaire dans les rets de visions morbides, elle sâappliquait à décharger le maximum dâénergie ; une énergie étrangère à tout arrière-monde, riant à la face du malheur et capable dâen exposer le corps dans une agilité nâayant aucun compte à rendre, dénuée de tout ressentiment â mais nâexcluant pas la lucidité la plus aiguë. Le poème nâest alors quâune figure soufflée,  mais précise, dansante à la surface de la matière â or il nâest dâesprit que dans ce souffle et câest là quâil faudra chercher une signification :

je ne fais que retourner un peu de terre
au fond de lâesprit

Lâensemble qui ouvre le livre est surprenant dans sa manière de travailler la méditation sur lâenfer des choses, en la prenant de court dans des fables dégingandées, faits divers rêvés ou cauchemardés en poèmes, pièces narratives pulsant dans une prose que le rythme du vers démanche ou déboîte sans la ralentir. La deuxième section, qui donne son titre au livre, nâhésite pas à sauter dâune langue à lâautre â français, anglais, tchèque â dans une conversation (avec des proches ou avec des auteurs dont Demangeot a pu traduire les Åuvres) qui ne sâembarrasse pas dâexplications. Comme sâil nây avait rien à ajouter à ce qui est dit : tout vit sur une surface qui nâest le revers dâaucune profondeur : « et ça nâa pas lieu dâêtre mieux dit », prévient un vers. Cette superficialité du poème implique que son sens ne se trouve dans lâautorité extérieure dâaucune intention : il est tout entier sur la page sans épaisseur du livre. Le chant final dâUn enfer disait déjà : « matière de / papier : matière / de corps ». Ici, la « peau du détruit » (câest le nom de la troisième section) énonce la condition du poème. Papier de cicatrices, sinon inscription à même lâos de la parole, il prend en tout cas de vitesse la pensée :

la peau
ne parle pas

la peur
ne pense pas

câest un impensé qui parle, câest

Pour autant, quoique incarnant une forme dâenvers ou de revers à la pensée, le poème de Demangeot sait parfaitement â on le voit bien â énoncer sa propre loi. Beaucoup des pièces de Promenade et guerre sont, ou au moins incluent, un « art poétique » explicite. Ainsi le premier poème de la section intitulée « Méduse noueuse » :

â ça commence toujours
par un trou. De mémoire
ou dâanimal. Sous un ciel
frappé de rouille. Un jour
où le langage ne se supporte plus. Ça
commence par un aphte, une prière
prononcée de travers, nÅud noir
ou glaire dâétranglement â 

Sans se départir de lâinconséquence qui signe son refus du « langage », le poème lance une boucle de réflexivité à la surface de sa propre superficialité : trou dans la peau, aphte sur la langue â jeu de mots, slip of the tongue â il accuse aussi sa parenté avec la prière, fût-elle prononcée de travers : ce qui se joue, dans ce relief minime, câest peut-être le mystère même du sens â qui rend lâexistence à la fois un drame habitable et une tragédie invivable. Lâanimal « écrasé de sens » (comme lâécrit Demangeot) trouve alors dans le poème une sorte dâexorcisme où il peut à la fois sâen décharger dans le jeu dâune promenade absurde (« je suis comme la belle au bois dormant ») et le régénérer en retrouvant, dans sa guerre avec le langage, le tour de magie transformant quelques signifiants impuissants en vision profonde. Le premier poème du livre énonçait déjà un « sortilège ». Une des pages de la dernière section se termine ainsi :

ceci nâest pas un poème

câest un ovule à fragmentation
que je dépose à lâentrée du temple

Promenade et guerre, surface et sens, inconséquence et rite, le poème incarne cette ambivalence qui est la vérité de notre condition dâanimal humain. Le lecteur doit aussi lâhabiter (inconfortablement certes) plutôt que de « chercher à comprendre », en descendant à son tour à hauteur de mots, sur le plan de la langue :

ne dis pas je
ne comprends pas : considère
le développement de lâÅuf
les ramifications de lâun
détruit, son insinuation
dans lâinconnu de la matière, le noir
pétrin, la poudre, la poussière
et la rage dâune forme animale laissée
seule au râtelier dâinquiètement :
descends â dâun degré â voir
lâobjet vie convulser &
disparaître dans le
cornet que voici
: nâas-tu pas
senti passer
entre le calcaire
et la soi des tempes
une lame extrêmement fine
et son imperceptible grincement de ver
ité ?

Le poème de Demangeot ne ménage pas son lecteur, sa manière nâest pas complaisante. Et pourtant, il sâadresse à lui. Il ne lui épargne ni les idées ni les images ni les ruptures (passant du concret à lâabstrait, du général au particulier, du connu à lâinconnu) les plus brutales ; ni lâodeur du sang, ni le goût du désastre, ni la dénonciation humiliante des arrangements suspects ; il est souvent chargé dâun humour noir déconcertant, choquant ; sa réflexivité même paraît parfois excessive â malgré tout, comme le plus superficiel et le plus profond passent lâun dans lâautre, cet excès est justement lâexpression dâune empathie paradoxale. Son coup de poing est une main tendue, sa fulgurance une caresse, le face à face de la guerre une promenade, côte à côte. Puisque lâaction du poème, à la fois dérisoire et implacable, nous libère autant quâelle libère son auteur, en condamnant les évidences anciennes : sa cruauté est en partage. Si elle ne se fait pas, même, don absolu. Car son agression nâest suivie dâaucun « retour de lecteur » pour lâassurer quâelle nâest pas quâune fiction, lâombre de son propre échec. À sa souveraine cruauté ne répond quâun silence â

& ce geste en pure perte de rage
et cruelle compassion

dont je risque avec toi lâéchec

ce geste dâagiter un lambeau dâêtre
en remuant lâargile

illumine les matières impensées que la

danse a déposées
dans les os.


Pierre Vinclair

Cédric Demangeot, Promenade et guerre, Flammarion, 2021, 240 p., 18â¬. En librairie le 24 février 2021.
On peut lire ces extraits publiés récemment dans lâanthologie permanente de Poezibao.



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