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(Note de lecture), Cédric Demangeot, Eléments de sabotage passif, par Stéphane Lambion


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Posté 23 avril 2021 - 09:50

 


6a00d8345238fe69e20278802543f1200d-100wi« À chaque fois / quâil construit une petite catapulte / ou un piège à rat / savant, il oublie, à lâinstant / de déclencher, quâil est assis dessus » : il y a une certaine ironie à faire publier des Éléments de sabotage passif lâannée même de sa mort ; câest pourtant lâun des cadeaux que Cédric Demangeot a laissés derrière lui.

Sous une forme extrêmement courte, le poète livre un texte à mi-chemin entre un art poétique et le manifeste dâune éthique personnelle, le tout sous la forme dâun mystère à décrypter. Ce mystère, câest la relation triangulaire entre je, il et cela : de lâarticulation des trois pronoms résultera le poème. En aucun cas ce ne pourra être le fait dâun pronom seul : « si jamais, par paresse ou par répugnance, il sâabstient ou néglige dâintervenir dans ce procès fébrile de lâécriture, alors il nâest plus question de poème, mais dâintendance ordinaire ». Autrement dit, « il faut quâil saigne pour que je consiste » (p. 15). Sans il, je nâest pas écrivain â et lâon ne peut sâempêcher de penser au duende de Garcia Lorca, cette sorte de créature inspiratrice contre laquelle lâartiste doit lutter à mort pour que son Åuvre vive ; dâailleurs, chez Demangeot aussi, « il promène quelquefois sa bête â quâil prend pour son ange â au bord de la falaise » (p. 16). Tout se passe là, au bord, puisque câest là quâil y a danger, déséquilibre, incertitude : je et il, pour quâil y ait poème, doivent nécessairement se « donner rendez-vous dans lâinterstice » (p. 16).

Pour autant, la distinction nâest pas nette : si je et il semblent se livrer bataille (« lui et moi nâavons pas contracté le moindre accord », p. 8), il nâest pas toujours évident de « savoir où fleure la cassure » (p. 8) entre les deux pronoms, dâautant plus quâ« il préfère employer le mot ââjeââ » (p. 14). Alors, qui est il ? Précisément, il est innommable : « le jour où jâai conçu lâidée stupide de lui donner un nom, jâai failli le perdre » ; au lieu de cela, le poète a « mis une entrée de caverne à la place » (p. 22). Car il est avant tout une béance : câest lâécrivain en creux, son « deuxième cÅur » (p. 16). Lui aussi,

« Il aime les fleurs, les femmes, les odeurs
oubliées dans les couloirs. Il suffoque
à leur souvenir â câest en cela
quâil est diaboliquement ressemblant. » (p. 18)

La tentation est grande de percevoir cet alter ego comme une incarnation de lâinconscient, et plus précisément, lâinconscient créateur : celui habité de toutes les sensations, de toutes les images ; de toutes les lectures aussi, et peut-être est-ce le sens du fragment où « il sâessuie le visage contre la page dâun livre ouvert au hasard » (p. 10) et imprime sur sa peau les lettres de la page en même temps quâil laisse sur cette dernière la trace de son visage. La création est un dialogue non seulement avec soi â une partie de soi qui ne sâexprime jamais frontalement, qui surgit de biais â mais aussi un dialogue avec le sous-texte de soi, câest-à-dire notamment la somme des livres lus, des textes ingurgités.

La métaphore organique pour désigner la constitution de ce il a un sens fort : « il est le corps de cela » (p. 12), et on retrouve ainsi entre il et cela un rapport symétrique à celui qui lie je à il, puisque le premier écrit à propos du second quâil y a « des bouts de son corps qui bougent dans ma bouche » (p. 7). De même que il est lâintérieur de je, cela est lâintérieur de il â voilà pourquoi « pour ce qui est de voir, il sâen remet à cela qui lui retourne les yeux » (p. 10). Bien sûr, ici aussi la relation est floue et il est difficile de déduire du texte un schéma simple qui régisse la relation entre les trois éléments du triangle : ces derniers ne peuvent être ramenés à une suite de poupées russes pronominales qui sâemboîteraient de façon évidente pour aboutir à la creusée quâest lâacte poétique.

Reste donc inéluctablement une part de mystère à ces Éléments de sabotage passif : qui sâagit-il de saboter ? Dâoù vient la poésie ? Sur ces points, le texte est clair : « Il ne pose pas les questions â il les lance. Il se lance avec elles à lâassaut, câest vérifiable, à lâassaut tous les jours de lâhorrible moulin â qui fait de la farine avec les corps » (p. 12) ; câest-à-dire, peut-être, de la vie. Câest en cela que le texte de Demangeot relève à la fois de lâart poétique et de lâéthique personnelle : il est le témoin, la trace dâun combat créateur et dâun combat dâhomme â double lutte dont lâissue peut être si douloureuse que parfois,

« On voudrait (sans magie
ni conditions) (le plus naturellement
du monde) guérir. » (p. 30)
Heureusement,
« Par brèves crises dâhyperprésence
on se croit sauvé. » (p. 29)

Stéphane Lambion

Cédric Demangeot, Éléments de sabotage passif, Éric Pesty éditeur, mars 2021, 36 p., 10 â¬

En guise dâextrait, ce fragment qui se trouve à la fin de la première section (p. 22) :
« Nous avons fait un bout de chemin ensemble. Nous avons construit, ensemble, un tronçon de route avec nos peaux. Avec des morceaux détachés de sa peau et de la mienne, ou lâinverse, et cousus par sa mère, et recousus par-dessus par la sienne, ou lâinverse. Ou cloués, parfois avec des morceaux de chair, ou des lambeaux de phrases imprononcées qui restaient accrochées à la peau quand on la décollait. La route est une impasse, mais nous en sommes sortis vivants. Lâun par le tunnel de lâautre â nous avons passé. Dâabord la tête en la tordant un peu â puis le reste. Ainsi nous sommes-nous arrachés à la route que nous avions cousue de nos corps. Ainsi avons-nous détruit la destination. »


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