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(Note de lecture), Serge Ritman, Dans ta voix, tous les visages disent je, par Yann Miralles


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Posté 29 avril 2021 - 09:19



6a00d8345238fe69e20263e9a1159e200b-100wiComme il est dit dès le premier tiers du livre, cet ouvrage serait une tentative de donner à voir et entendre « une marque au fer rouge que le poème ne cesse de creuser : de lâair ». Câest du moins ainsi quâon peut le lire â câest-à-dire non seulement reconnaitre cette « marque » dans la vignette de couverture et son « rouge » propre à conjoindre toutes les connotations quâon voudra (lâérotique et la politique, par exemple, puisque Serge Ritman ne cesse de le faire) mais aussi, lâouvrant et déployant ses pages, sentir cet « appel dâair » qui le traverse tout entier, à la faveur des glissements de sens du dernier mot de la phrase â qui reprend lui-même un souhait (voire un cri) qui faisait le titre dâun ouvrage de 2003.

Oui, puisque « tous les visages disent je », câest bien quâils semblent réclamer ou souffler ou hurler : « de lâair » ! Bien plus : ils donnent de sortir des catégories auxquelles une certaine poésie cède si souvent (par exemple « lâair » dans le sens dâapparence, dâallure, dâaspect) pour tout entrainer dans un mouvement où corps et langage sâinterpénètrent : « un regard passe et tes yeux prennent ma main / si tu sens câest avec tes mots où lâair de rien / ton silence écoute la petite musique est-ce ta peau » (je souligne). Où les parties du corps, surtout les plus intimes, nâentrent plus dans la logique du caché-montré, mais ont un air en commun, celui dâune rime qui sâentend (et sâétend) partout : « lâorigine du monde ne montre pas lâinvisible, mais crée lâinvisible, câest-à-dire tout ce dont on a besoin pour vivre la vraie vie » (je souligne encore).

Ce quâon voit et ce qui échappe à la vue, le concret de tel ou tel référent et le non-figuratif, de même que silence et parole, dès lors ne sâopposent plus « sur lâair » que le poème invente. Une section comme « Pour entrer dans ta danse », qui joue sur la verticalité et les retraits de toutes sortes, et qui fait alterner (ou même coexister) deux récits (lâun en italique et lâautre en romain), montre bien que « le phrasé comme le rythme » sont à la fois chose visuelle et auditive, un « geste dans lâair : une main qui sâenvole ». Le livre entier multiplie les « soulèvements », « renversements » et « interférences » (tels sont les titres dâautres sections), ces gestes de mots qui se font « tours » et « retours » de la danse. Et de la révolution des planètes ou des corps (« elle tourne comme une bourrique ») à la révolution politique, il nây a quâun pas⦠que lâouvrage franchit allègrement â en « cour[ant] vers lâair », encore et encore. Ici, « lâendophasique hurle comme / un peuple en révolte et danse / sur lâair des bégaiements » et « nos peuples ont lâélan dâune écriture en / plein air ». Si bien que la visée du poème, cet élan qui le porte et lâemporte, serait de désinvisibiliser « tous les visages » quâon ne voit pas (les confinés ou les exclus de tous poils, gilets-jaunes, racisés, « jeunes / des banlieues pauvres »), câest-à-dire découdre « toutes les lèvres cousues à qui on a interdit / la mémoire vive de nos histoires » : « si les sans-voix trouvent / nos silences on criera / toutes les paroles retenues / dans nos chansons ». Rejoignant, de manière souvent jubilatoire, les préoccupations les plus actuelles, les poèmes permettaient donc de redécouvrir, à travers par exemple la charge sémantique et prosodique dâun adjectif,  toute la force politique du langage : « sur lâescalier de nos / renversements intersectionnels / viens voir surgir nos voix ».

Cette dimension, pour sociale et collective quâelle soit, est inséparable dâune imprégnation amoureuse â sans doute parce que « air » fait écho à « Claire », prénom de lâaimée et mot si souvent repris dans les poèmes de Serge Ritman. Significativement, le livre sâouvre sur « je tâécris » et sâachève « dans le château dâamour les cÅurs » ; et les ensembles « Mes voix nues dans tes soulèvements », « Tes renversements » ou « Tes années font mon âge » sont des suites émouvantes en ce quâelles témoignent dâune vie vécue dans lâ« élan amoureux » (« tu me transformes en / soufflant toutes les bougies de mon souffle / ton anniversaire passe de mon corps de vie à / ton passage ») â et mobilisatrices en ce quâelles lient sans cesse le lyrisme le plus ardent à lâépique, au politique, au comique et même au cosmique (« jusquâau sentiment que je sais pour nous deux amoureux comme les vagues ») dans ce que lâauteur appelle « lâépopée / dâune voix avec nos contorsions / historiques ». « [N]os liaisons / extérieures et intérieures et renversements infinis » : voilà une formule qui, nouant le dit et le dire (par le [z] qui se donne dans un mot et les nombreuses « liaisons » ici, justement), montre bien lâopération singulière (et renversante, oui) de Dans ta voix, tous les visages disent je.

On lâaura compris : lâair qui souffle et quâon entend dans ces pages est tout à la fois une manière de dire le mouvement (« tu mâemportes dès que ton appel / jâaccours avec toute la république / dans mes bras ») et une invite à nous laisser mouvoir. Par lui, nous vivons « une expérience [â¦] de la relation [â¦] qui nous fait danser, voler, nager, courir, dormir tout en même temps. » Il est aussi une sorte de signature graphique (seRge Ritman) ou phonique (sAIRge) pour dire que le poème, porté par celui qui écrit autant quâil porte ce dernier, offre de « sâen sortir sans sortir », selon la formule de Ghérasim Luca si chère à lâauteur. Nombre de passages du livre y font dâailleurs écho, que ce soit le « rebondir immobile » ou â pour bien marquer cet « air » audible ou visible ici dans les mots que je souligne â

    tes ailes claires
    pas gardien mon ange mésange
    nos mélanges

    alors on ouvre tu
    le poème trouve
    sâarrêter sans arrêt

De lâair â lâouvrage en tout cas nâen manque pas !
           

Yann Miralles

Serge Ritman, Dans ta voix, tous les visages disent je, Tarabuste, 2021, 15 ⬠(148 pages).

les vingtaines    font comme saute-
mouton de nos années et lassitudes
    tu m'emportes dès que ton appel
    j'accours avec toute la république
    dans mes bras jusqu'à ton café
    et nos thés de maintenant nous
    étions si certains des lendemains
    au point de perdre nos enfances
    pour les cours de récréation encore
(p. 147)
 



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