Comment envisager une convergence de la futilité et de la poésie ? Équation inimaginable, même impossible, dirait-on peut-être, car comment réconcilier un poïein, un faire, et son inconcevable démolition ? Le Pays est le site dâune telle tension, dâune certaine absence au cÅur dâune inscription de cela qui, fatalement, me semble-t-il, en excède les signes. Car comment signer une solitude quand le livre sâadresse, flèche dâun archer zen, il est vrai, à son lecteur, sa lectrice, sans visage, mais là ? Quel est le statut dâun désespoir, dâun abattement, qui installe une parole qui, dâune page à lâautre, déplie non seulement les fragments dâun contre-argument censé, nous dit le poème, peu valide, mais aussi ce qui sous-tend celui-ci, implicite, inaudible ? Peut-on, en fin de compte, âjeter bas ce quâon est / Ce quâon sait vif de sensâ ? Le poème, saurait-il acquiescer à son propre silence, son propre manque, se suicider en quelque sorte ? Le Pays offre certes le récit de la problématique dâune impuissance, dâun sentiment de soumission généralisée, implacable et presque irrésistible. Face au pouvoir de lâétat, dâun état poliçant, armé, tout-puissant, lâindividu se sent démuni, dépossédé de ces précieux droits civils jugés jusquâici incontournables. Et toute révolte ici est, selon les apparences, comprise comme âtouch[ant] à son termeâ, ceci dans un pays où elle âsâinventa dans le sangâ. Pays où la démocratie aurait perdu son cratos, le pseudo-demos que serait lâassemblée nationale ayant âvoté [le mal], / Chacun sây compla[isant]â.
Que faire, en effet, au-delà de telles flagrances, et malgré elles ? Les valeurs que lâon chérit, ne persistent-elles pas, quelque part, à sâinfiltrer dans ce que les mots peuvent sembler masquer ? La poésie, nous dit Jean-Luc Nancy, est toujours et surtout ârésistanceâ. Et ceci contre tout ce qui risque de la submerger dans ce monde si finement ironisé par Michel Deguy, si visionnaire pourtant dans les interstices de sa critique. La forme ne saurait pas suffire sans doute à elle seule. Les petites strophes du Pays, de 1 à 7 vers, non rimés, de longueurs variées, orchestrant leur sobre et mélancolique énonciation, ne semblent pas porteuses de compensation esthétique même si on peut en lire en elles les traces fantomatiques. La beauté de la terre, dit Blanchet, si sensible pourtant à ses moindres lueurs dans son travail de photographe, âne sait plus écrire / Les choses en leur nomâ. Le chant poétique semble ainsi exclu dans un âPays dans sa robe usée / Avec le monde autour. / Et cela vaudrait chanter ?â Lâironie perce, parfois visiblement amère, et nâhésite pas à sâadresser à celui qui sâen sert. Même lâidée de la force âilluminanteâ de cette protestation que représenterait Le Pays est écartée comme chimérique. Maudire et cracher sâavèrent à leur tour inefficaces : on finit par âvoir cela / Retomber / En floconsâ.
Et pourtant, le poème sâaffirme comme tel, nâincline pas la tête, résolu à respecter les valeurs qui le propulsent, au-delà de tout ce qui paraît les écraser. En cela, il devient cri, thrène, site dâun thréomai, âpoussant de grands crisâ, cris dâimplicite et tragique deuil, cris dâune vaste et explosive énergie. Dâun poïein, dâun faire, refusant de se cantonner dans des préconceptions génériques et, surtout, de supprimer la voix qui sait à peine ce quâon peut dire face à ce quâon vit. Mais toute grande poésie ne se soucie que très peu de la stricte logique de sa parole, sachant quâelle échappe par définition à toute catégorie cherchant à lâenfermer quand elle, elle se sait acte et lieu dâillimitation, quant à sa forme comme à son fond. Lâénergie de la poésie est libre et libératrice. Elle ne sâinquiète pas de la réception quâelle aura ; celle qui compte, câest lâaccueil que lui offre la voix du poème qui surgit, et qui, quelque part, contre toute attente, productive, génératrice, fertile, refait le monde, lui offre une demeure mortelle mais axée sur une altérité imaginable. Câest ainsi que Le Pays transcende les forces qui sembleraient prêtes à lâétouffer. Câest ainsi quâune beauté,ââimprobableâ, toujours, dirait Yves Bonnefoy, sâinscrit, secrètement, énergiquement, instinctuellement, nécessairement, dans les archives dâune existence collective, de cet âêtre-avecâ dont parle Nancy et que trace le poème.
Michaël Bishop
Marc Blanchet, Le Pays, La Lettre volée, 2020, 72 p., 15â¬
Un extrait du Pays :
Le paysage noir
Des rues et des demeures
Certains espèrent quâil sâévanouira
Du charme des saisons
â Ou dâune trêve.
Dâautres devinent sous sa crasse
Une antique bonté.
Chaque vie ainsi sâentête
Désire
Apprivoiser le vertige du monde.
Certains le font
En traînant des pieds.
Dâautres
Applaudissent à toute heure.
Le sang noir
Des rues et des demeures
Chaque année
Le Pays décrète de le recouvrir.
Câest lâherbe
Sur laquelle nous frémissons.
Le ciel
Sous lequel nous acquiesçons.
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