« De nos querelles avec autrui nous faisons de la rhétorique, mais de la querelle avec nous-même, de la poésie. » (fr. 139)
Ce recueil, selon le principe de la collection, fait le pari, en regroupant les plus significatifs des « dits et maximes de vie » de W.B.Yeats, de restituer pour nous sa possible (et communicable) sagesse, et y parvient.
Le sage a les « convictions » utiles à sa sagesse; convictions, écrit Yeats, sont celles de nos pensées qui, loin de donner raison à nos passions, leur donnent pour raison de traverser ce qui nous maintient ou remet en vie.
« Au cours de la vie, nous découvrons que certaines pensées nous procurent du réconfort dans la défaite ou nous donnent la victoire, que ce soit sur nous-mêmes ou sur les autres, et ce sont ces pensées, éprouvées par la passion, que nous appelons des convictions. » (fr. 154)
Les inconvénients de la sagesse sont connus : d'une part l'indifférence à ce qu'on comprend ne pas importer tourne à la stricte insensibilité ; d'autre part pouvoir trouver dans la vie seule son contentement de vivre, c'est aussi devoir perdre avec elle toute raison d'avoir vécu. Yeats le sait, mais son optimisme ironico-mystique souligne qu'il y a bien plus d'avantages à la sagesse :
Le premier est, puisqu'elle aura permis de mieux se connaître soi-même, d'essayer à bon droit sur l'homme impartial (en tout cas indifférent à la partialité propre) qu'elle nous a fait devenir, le goût véritable des choses : éduquer la saveur arbitrale de notre propre énergie, voilà son effet méritoire.
« Le bon sculpteur, le bon poète, le bon peintre ou le bon musicien plaît à la longue aux autres hommes parce qu'il s'est d'abord plu à lui-même, seule personne dont il comprenne vraiment le goût. » (fr. 39)
Le deuxième est qu'elle permet de se porter garant, sans se contredire, des ferveurs mêmes dont elle connaît trop bien le tarif d'abandon pour l'imposer à autrui.
« Après tout, on ne peut que porter témoignage, moins pour convaincre celui qui se refusera à croire que pour protéger celui qui croit, comme le dit Blake, et qui endure de son mieux l'incroyance, les croyances erronées et le ridicule. » (fr. 46)
Un dernier atout de la sagesse est qu'elle est seule vertu servant jusqu'au bout. L'imminence de la mort, en effet, dissipe les forces (donc le courage), les équilibres (donc la justice) et les disponibilités (donc la bonté) ... mais la sagesse veille sur les initiatives mêmes qu'elle n'a plus à prendre et repose en paix au pied des insensés élans qu'elle quitte.
« Maintenant que mon échelle me fait défaut,/ Je dois me coucher par terre, là d'où s'élèvent les échelles :/ Dans l'immonde friperie du cÅur (in the foul rag and bone shop of the heart). » (fr.204)
Le fond de sa pensée est difficile, mais précieux : la sagesse est la connaissance de ce qu'est vraiment vivre ( = exister, de justesse, comme forme pensante), la connaissance de la nature de la vie. Or dans la nature comme en nous-même toute prise de forme a un coût : on n'a chance de produire un peu d'énergie librement travaillable qu'en exportant (un peu rudement, sans trop de scrupules) notre désordre comme elle le fait de son entropie. Et la connaissance même ne doit pas ignorer son prix fatal : on ne s'informe pas, même par symboles, de la vie propre des êtres (ni ne pénètre impunément l'équilibre spontané et constant des choses) sans le payer d'une certaine mort :
« La connaissance de la réalité est toujours dans une certaine mesure une connaissance occulte. C'est une sorte de mort. » (fr.115)
Yeats va plus loin : donner forme ou faire prendre corps à la vérité même est un coût majeur, fatidique, central, car on ne peut en réalité lui donner que notre propre corps, prendre nous-même sa forme !
« L'homme peut incarner (embody) la vérité, mais il ne peut pas la connaître. » (fr. 208), écrit-il, significativement, trois semaines avant sa mort.
Yeats n'exclut pourtant pas que la sagesse ne soit qu'un pis-aller, une sorte de précaution à prendre au cas où notre vie ne rencontrerait jamais sa propre et décisive intuition d'elle-même :
« Il existe un instant où tout s'enflamme, peut-être une seule fois dans une vie, et c'est à ce moment-là que nous voyons la seule chose qui compte. C'est à ce moment-là que les grandes batailles sont perdues ou gagnées, car c'est à ce moment-là que nous faisons partie de la milice céleste (we are a part of the host of heaven). » (fr. 106)
Voici, quoi qu'il en soit, un authentique petit livre de discernement que nous devons aux choix judicieux et aux traductions limpides de Marie-France de Palacio.
Marc Wetzel
Ainsi parlait (thus spoke) W.B.Yeats. Dits et maximes de vie choisis et traduits de l'anglais par Marie-France de Palacio. Édition bilingue. Arfuyen, avril 2021, 176 pages, 14 â¬
Extraits
"Comment peuvent-ils savoir/ Que la vérité fleurit là où a brillé la lampe de l'étudiant (Truth flourishes where the student's lamp has shone) / Et là seulement, eux qui n'ont pas de Solitude ? " (fr. 142)
"Pourquoi la lutte pour parvenir à la vérité fait-elle disparaître notre pitié, et pourquoi la lutte pour surmonter nos passions la rétablit-elle de nouveau ?"(fr. 116)
Lorsque la vie et l'esprit sont brisés, la vérité passe au travers comme les pois au travers d'une cosse rompue. (fr.7 7)
J'avais parfois à l'état de veille, mais plus souvent pendant mon sommeil, des instants de vision, état très différent du rêve, quand ces images se dotaient de ce qui semblait une vie indépendante et participaient d'un langage mystique qui paraissait toujours devoir m'apporter quelque étrange révélation ; (fr. 107)
La communication avec l'Âme du Monde se fait par association de pensées, d'images ou d'objets ; et les morts célèbres tout comme ceux dont ne subsiste qu'un vague souvenir, peuvent encore â et c'est bien la raison pour laquelle, sans le savoir, nous attachons de l'importance à la renommée posthume â marcher dans le couloir et s'emparer du fauteuil vide. (fr. 138)
Dieu me garde de ces pensées que les hommes n'ont
Que dans leur esprit ;
Celui qui chante une chanson vouée à durer,
C'est dans un os à moelle que réside sa pensée (fr. 186)
("God guard me from those thoughts men think
In the mind alone;
He that sings a lasting song
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