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(Note de lecture), Laurent Fourcaut, Dedans Dehors, par Tristan Hordé


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Posté 31 mai 2021 - 08:58




6a00d8345238fe69e20282e10590e1200b-100wiQuand il ne publie pas des études à propos de poètes (Apollinaire, Dominique Fourcade) et de romanciers (Giono, Simenon), Laurent Fourcaut écrit des sonnets. Cette forme, bien en usage encore depuis le début du XXe siècle (de Valéry à Queneau, Bonnefoy ou Jaccottet), connaît parfois des transformations, par exemple par Robert Marteau (sonnets non comptés non rimés) ou Jacques Roubaud (sonnets en prose). Elle est toujours vivante grâce à sa souplesse, même si lâon joue plus (Valérie Rouzeau) ou moins (Pierre Vinclair) avec les règles classiques de construction. Les sonnets de Laurent Fourcaut, pour la majorité dâentre eux, conservent avec quelques accommodements une forme (ABAB ABAB CCD EED) courante au XVIe siècle et y sont investis des motifs lyriques (la nature, le temps, lâamour), inscrits dans notre époque de manière très personnelle.

Le premier sonnet est comme un "programme" en bonne partie suivi dans les 158 sonnets du livre. Dans le tableau de Brueghel cité, Chasseurs dans la neige, comme dans un poème, le spectateur, le lecteur peuvent reconstruire un état du monde et y découvrir « le même fouillis que lâintenable vrai », le peintre, lâécrivain ayant eu le même « désir » de donner une forme au « périssable ». Câest de ce périssable que les sonnets se nourrissent, voué à la disparition et cependant se renouvelant sans cesse : lâÅuvre exige de parcourir un « labyrinthe » (câest le titre de ce premier sonnet) et câest ce parcours qui « comble » lâauteur comme le lecteur. Ce qui, pour tous, se défait et renaît, ce sont les saisons, avec les changements de la lumière, des couleurs du ciel, des mouvements du vent et très nombreux sont les sonnets qui sâouvrent avec une description dâéléments de la nature :

Le jour sâaffaiblit vire tout doux dans les gris (sonnet 4)
Un vent fort et très froid le faux été est mort (sonnet 5)
Lâair se charge dâune humidité grise et lourde (sonnet 126)
Le temps joue dans lâespace sa partie patiente (sonnet 127)

Au fil du livre on lit "Hiver", "Printemps", "De lâété", "Soleil couchant", "Saison" â un titre dâApollinaire est repris pour le second sonnet, "Automne malade", un autre de Baudelaire, "Harmonie du soir", et "Les merveilleux nuages" est une reprise des derniers mots dâun poème en prose ("Lâétranger"). En même temps que lâon retrouve au bord de la mer « la perpétuité du même », câest la nature dans toute sa variété qui est sans cesse louée, la « radieuse fraîcheur dorée » du soir comme « la douceur de cette pluie petite », la rencontre dâune chouette le jour, de hérons « au dos de cendre » ou de marcassins avec la laie. Il nâest pas surprenant quâapparaisse lâévocation dâune vie frugale, où lâon se contenterait dâolives et de galettes de blé â mais ce nâest pas le choix du narrateur.

Cette vie proche de la nature, possible en province, avec « les vrais gens » â la vie Dehors â, sâoppose complètement à ce qui est vécu Dedans, avec « lâhystérie urbaine » où les relations humaines sont mises à mal. Dâun côté « le parfum de lâaubépine blanche », de lâautre « lâair puant pourri ». Tout est dit. La vie urbaine semble réunir tout ce qui est destruction, le bruit incessant, la pollution, la « fête de la marchandise » et les effets de la mondialisation, tout ce qui contribue aussi à ne plus être dans le réel et dans le temps, chacun « scotché sur son smartphone ». Cependant, pour qui vit en ville, les bistrots peuvent être perçus comme des refuges, où lâon boit une Leffe, un Sancerre, où le narrateur peut « lorgner les filles », admirer une « jolie Black » puisque « le leurre féminin / remplit une vie dâhomme ». On peut aussi, dans certains quartiers ou dans les allées du Père Lachaise, retrouver des traces du passé, sortir ainsi dâun espace aux liens humains défaits. Mais lâopposition entre nature et grande ville (Paris) ne doit pas tromper : à propos de la nature, il faut faire « attention à ne pas se prendre les pieds dans lâÅuvre » et ne pas revenir à un rousseauisme naïf : ce qui est en cause, câest le « règne imbécile » de lâargent, lâaveuglement des hommes concernant leurs pratiques.

Revenons à ce qui est éloigné de la « bêtise au front dâargent », aux créations humaines. Baudelaire est encore présent dans les titres, cette fois implicitement, avec "Lâinforme dâune ville" qui renvoie à la seconde strophe du "Cygne", « (la forme dâune ville / Change plus vite, hélas ! que le cÅur dâun mortel) », et lâon pense aussi au titre du livre de Jacques Roubaud qui remplace "mortel" par "humain". Le lecteur rassemblera dâautres allusions dans les titres qui inscrivent Dedans Dehors dans un ensemble littéraire ("La vie sans les plis" pour "La vie dans les plis", Michaux ; "Tempête sous les crânes", pour "Tempête sous un crâne", Hugo ; "Un balcon en ville" pour "Un balcon en forêt", Gracq, etc.). On repère également des références à des films ("Apocalypse now", Coppola ; implicitement, "Deux ou trois choses que je sais du réel", Godard, "Suzanne de 5 à 6", Varda ; etc.), à des chansons et des chanteurs (Eric Clapton ; "Lâimportant câest la rose", Bécaud), à des compositeurs et des interprètes, noms présents dans un titre ou dans un sonnet, de Bach à Glenn Gould, Al Jarreau, Erroll Garner et Herbie Hancock, à des peintres (Pissaro, Picasso). La littérature tient une place de choix avec des fragments de citations (« plein dâusage et de raison », lâ« aboli bibelot », etc.) et des noms (Proust, Vailland, Verheggen, etc.) Relever noms et allusions nâaboutit pas à construire un catalogue mais à souligner le fait que les poèmes se construisent à partir, entre autres, dâune culture partagée et sans exclusive. On se rend compte, par ailleurs, que Laurent Fourcaut est aussi observateur du monde autour de lui, à Paris et en province â Dehors â, dans les bistrots quâil fréquente â Dedans.

Lâécriture des sonnets en vers de douze syllabes, très maîtrisée, entraîne le lecteur dans une histoire de la forme et de la langue. Laurent Fourcaut introduit dans un contexte contemporain le démonstratif médiéval cil (= celui-ci), mêle à un vocabulaire parfois recherché des mots connotés familiers ou argotiques, souvent propres à lâoral, (on est grave frustré, les meufs, en loucedé, câest pas laid, roubignolles, morfler, etc.). Il utilise des licences classiques (certe, encor, jusques), joue avec les rejets : par exemple, pour une rime avec "réel", il propose "la coupe "él / égante" ; si besoin est, une syllabe est ajoutée après le vers 14 : la rime "creux / "chartreu" laisse "se" en vers 15 supplémentaire. On relèvera aussi quelques assonances ("novembre"/ "vendre", "infirme" / "grime", etc.), des allusions littéraires ("plumage"/"ramage") et des jeux de mots pas du tout innocents, comme "émirats" /"aime rat". Rien de ces détails nâinterrompt évidemment la lecture, mais ce sont eux qui donnent à lâensemble ce ton vif, revigorant propre à ses livres de sonnets.

Tristan Hordé

Laurent Fourcaut, Dedans Dehors, Tarabuste, 2021, 178 p., 16 â¬.


Labyrinthe

« Quelle vanité que la peinture » et pourtant
quoi de plus radicalement indispensable !
dans la matière dâune pâte un palpitant
désir de prendre forme au creux du périssable

Les Chasseurs dans la neige avec au loin lâétang
gelé marchant pour nâêtre pas bus par le sable
blanc dâoù ces traces rouges dâun sang qui sâétend
capillarité rhizome en lâair insatiable

Câest le même fouillis que lâintenable vrai
mais de cette matière ne vous sèvrerait
nulle mère vous conservez lâinitiative

de la perte ayant façonné ex nihilo
le labyrinthe convoité où tout vous prive
vous comble à lâaide  de la brosse ou du stylo

Laurent Fourcaut, Dedans Dehors, p. 7.


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