Moi qui suis si souvent tourné vers moi-même, je prends conscience que ma mère était, tout au contraire, constamment tournée vers les autres. Quand quelqu’un franchissait le seuil de son épicerie, elle s’exclamait : « tiens justement, je pensais à vous » ou bien « tiens, c’est extraordinaire, j’ai rêvé de vous, cette nuit ». Finalement , on entrait dans son épicerie comme on entre en psychanalyse. Comment ne pas acheter toutes sortes de choses, après de telles entrées en matière ?. La suite, aussi , faisait plaisir à voir : ma mère coupait en deux une orange, en tendait la moitié au client, à la cliente : « goûtez-moi ça ! ». Ou bien encore : « des œillets ? Votre femme va être contente ! » Aujourd’hui je prends conscience qu’aucun d’entre eux ne pouvait refuser . C’était un torrent de vie et de tendresse.
Un inspecteur des prix, venu vérifier la conformité de ses étiquettes et de la présentation de ce qui était vendu, remarqua qu’il manquait la précision « œufs frais », sur la pancarte indiquant le prix. Devant de nombreux clients, il interpella ma mère : « ils sont frais , vos œufs » ? ». Et elle, de répondre : « c‘est pour gober tout de suite ? » . Devant la vague des éclats de rire, l’inspecteur battit , prudemment, en retraite.
Tout ce que ma mère avait traversé avait forgé son caractère. Elle ne comprenait pas pourquoi mon père hésitait à aller réclamer le permis de construire qu’il avait demandé à la préfecture et qui tardait à venir. Elle prit un autobus, y alla et revint avec le document. Je l'imagine aisément disant, devant les employés ébahis : « je ne sors pas d’ici sans le permis de construire ».
Bien des années après la mort de ma mère, comme je parlais d’elle à des artisans qui l’avaient connue, leur commentaire fut très succinct et très fort, à la fois : « votre maman, c’était quelqu’un !»
3/2/2022
"Cela s'appelle l'aurore" (5/2/2022)