Un soir de grande houle
… Riches joutes
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Un soir de grande houle, il y avait, au bar
Quelques lions assoiffés en quête de suffrages.
A la tribune, assis - car il se faisait tard,
Ils jetaient leurs passions, leurs vides, leurs naufrages.
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Le tumulte était grand, animé par l'absinthe,
On entendait, cités, les noms des grands auteurs,
Comme autant d'arguments à des procès sans plainte
Où chacun pérorait avec la même ardeur.
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« J'assure qu'aujourd'hui, il n'y a pas cent hommes
Qui connaissent Rimbaud, l'ont lu entièrement,
Et parmi eux, pas trois qui s'en nourrissent comme
On le doit du génie, enfin, je me comprends !
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- Et moi, je vous le dis, contre toute exégèse,
Il faut bien reconnaître à Rielke, à Shakespeare
À Dante, au grand Hugo, et, ne vous en déplaise,
À Jean de La Fontaine, un talent de produire
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Au-dessus de nous tous, des splendeurs absolues. »
Tous les rhéteurs, d'un coup, se sentant attaqués,
Cherchaient avec ardeur un poète inconnu
À citer en exemple afin d'être écoutés.
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Malheureux coqs vieillis, dans leur cour incertaine,
Par la foule venue des soubresauts anciens
De leurs célèbres pairs... Quelle vie inhumaine
Est celle du suivant qui, derrière, sait bien
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La distance entre le talent et le génie,
Et le mystère entre la foi et le divin !
Ce soir-là, l'eau de vie n'eut jamais tant de prix
Pour autant que l'on pût en être bien certain.
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Cachée parmi tous ceux qui, les yeux révulsés
D'impuissante folie, s'enivraient à loisir
De vers et d'arguments, tour à tour inspirés
Par leur haute souffrance et l'envie de séduire,
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J'écoutai, sans rien dire, et me sentais perdue
Dans la cacophonie des critiques crachées
Comme des glaires. Seule, au bord de la cohue,
Je buvais sa colère en toute liberté,
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Me sentant loin des hauts colloques littéraires.
Je pensai à tous ceux qui n'ont jamais écrit,
Aux conteurs africains, aux pauvres en prière,
Aux bûchers de la honte où l'Église applaudit...
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Lorsque l'on s'aperçut de ma présence ici,
Je bredouillai à peine, en rougissant de peur,
Que j'avais mesuré, ce soir de poésie,
L'étendue de mon ignorance, avec bonheur,
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Par la conversation de tous ces érudits.
Il me vint de Voltaire une fin magistrale
À cette discussion tapageuse entre amis :
Je m'éclairai, près d'eux, mais cela me fit mal,
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D'un grand doute.
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Vestiaires et labyrinthes, vol. II ISBN 9782953445688 DLE 2010