tu entrais dans la mer à quelques pas de l'embouchure du fleuve
né des nuages et des sources de l'arrière-pays, et subjugué,
tu marchais droit au large, jusqu'à perdre pied, l'eau aux épaules,
effleurant les fonds sableux, emporté par le ressac des vagues,
méduse errant au gré des courants, corps vertical à la dérive
sous la surface, et au-dessus Saint Jean Baptiste à la tête coupée,
hallucinée, posée sur le plateau d'argent de l'immense océan
et offerte à quelque jalouse et maléfique Salomé sous-marine
bientôt, démâté, ayant définitivement rompu toutes les amarres,
le sol marin se dérobant, un abîme béant s'ouvrant sous tes pas,
tu n'étais plus qu'un corps flottant comme ceux qu'en automne
le fleuve en crue charrie depuis la sortie des gorges de Saint Guilhem,
arbres entiers avec leurs racines échevelées dressées vers le ciel,
souches difformes, monstrueuses, branchages exubérants et griffus,
vraies îles en crinières qui parfois accueillent oiseaux et papillons,
en allés depuis longtemps vers la haute mer ou piteusement échoués,
sur les plages avoisinantes, cadavres en déshérence , proscrits
bien loin de leurs forêts natales et déjà à demi enfouis sous le sable
couché sur l'eau maintenant, comme eux quand ils voguaient sur la mer,
tu te laisses entraîner par les courants côtiers, visage et regard
tournés vers la terre, avec déjà le regret de sa douceur rassurante
et la crainte confuse d'être à ton tour entraîné malgré toi vers le large
et de te perdre à l'autre bout du ciel, au pied des montagnes bleutées,
puis, après t'être retourné d'un coup de reins, en un lent dos crawlé
tu mets le cap sur le Phare, les yeux rivés obstinément sur le soleil
comme ceux du marin sur sa boussole, pour ne pas dévier de ta route,
avec encore au ventre la crainte d'être entraîné jusqu'à la mer ouverte,
sans espoir de retour, et de t'en aller toi aussi à la dérive, jusqu'où?,
bateau ivre condamné à une vie errante dans des eaux inconnues
avant de t'engloutir dans les profondeurs abyssales d'un maelström
heureusement , les Dieux de la Mer et des Vents t'étaient propices
et tu as pu atteindre l'extrémité du cap et son chaos de roches noires
au creux desquelles tu reprends peu à peu ton souffle et tes forces
avant de reprendre la mer pour tenter de retourner sur la côte,
à peine dérangé par les petits crabes verts curieux de tes orteils
et en compagnie de mouettes rieuses, aussi gracieuses en vol
qu'elles sont maladroites et ridicules quand elles touchent le sol
de retour du Phare,
après avoir longtemps lutté contre les courants contraires, épuisé,
tu t'étendras fraternellement auprès de ces grands corps d'arbres
décharnés, dont tu as, un court après-midi, cru partager le destin
et là, sur le sable chaud, tu te prends à rêver d'aventures héroïques
dans les mers du sud, de naufrages, de destins broyés, et surtout
de ces grands cadavres étendus sur les plages, qui, au printemps,
se couvriront de feuillages bruissants et de fleurs vénéneuses
et, inexorablement, s'étendront sur les terres et les mers,
prenant ainsi leur revanche sur les forces destructrices du fleuve,
pour donner naissance à une Amazonie nouvelle et triomphante