Le manoutara est là, comme une barque échouée,
encore bercé par les Mers du sud,
alors qu'au-dehors
le vent furieux secoue le frêne et l'olivier, plisse
l'eau du bassin,
rêvant sans doute des forces puissantes, obscures
et de ces longues migrations qui le conduisaient,
sur des milliers de lieues, jusqu'à Rapa Nui, la grande île
perdue comme aucune autre, au milieu de nulle part
Frégate ou albatros, oiseau magique né, à même le sol,
sous les mains inspirées d'un des derniers Hotu Matu'à(1) ,
d'une racine enfouie depuis des siècles et retrouvée
longtemps après qu'ait disparu le dernier arbre de l'île,
dure comme la pierre dont sont faits les géants Moai
aux orbites béantes dressés face à une mer immensément
vide, ou taillé dans un débris d'épave arrivé à Rapa Nui
par hasard et grâce à ces mêmes vents qui avaient escorté ,
plus de mille ans avant, ses ancêtres aventuriers fous
sur les routes de la mer, depuis leur lointain archipel,
les yeux grands ouverts comme des soleils,
miroirs qui ouvrent sur des horizons lointains mais interdits
à l'ancien peuple de la mer prisonnier de son île,
le manoutara se souvient sans doute de ces temps anciens
où son arrivée était saluée chaque fois comme une aube nouvelle
et peut-être le signe d'une prochaine délivrance
chaque fois renouvelée et chaque fois déçue,
quand, chaque printemps, son œuf attendait, au creux du récif
battu par les vagues furieuses et les vents, l'audacieux nageur
qui l'emporterait dans sa bouche pour le ramener jusqu'au rivage,
puis escalader le premier la vertigineuse falaise d'Orongo
et, triomphant, sacrer, pour un règne d'un an, le nouveau roi de l'île
et devenir lui-même pour un an, le héros rédempteur,
"l'Homme oiseau"
. . . . . . . . . . . . . . . . .
Le manoutara faiseur de roi, dont les bâtons parlants (2) et les rochers
célèbrent le retour périodique, seul lien avec le monde d'en haut
et l'Ailleurs pour ce "bout de terre" ou ce "nombril du monde"(3),
demeure aujourd'hui l'unique témoin de ces temps anciens,
après que le peuple de Hotu Matu'a ait perdu son âme et ses rêves,
et que Motu iti garde l'œuf d'où pouvait naître jadis un royaume(3)
que les moais, "les yeux regardant le ciel" (4) sont peut-être les seuls
et les derniers à entrevoir encore, à travers leur pupille de nacre
comme une ultime illusion ou un dernier regret
(1) les 1ers habitants de l'île
(2) bâtons comportant des mots dans l'ancienne écriture Rongo Rongo
(3) autres noms de l'Ile de Paques/Rapa Nui
(4) autre nom des moaïs