A Jaca, encore en vue des sommets pyrénéens où s'accrochent
les derniers glaciers, entre les hauteurs de la citadelle et la cathédrale,
les rues s'égaient entre ombre et lumière en ce début d'été,
ici groupes sonores traversant la place puis disparaissant,
là, terrasses des bars à tapas se garnissant peu à peu,
tandis que le vieux fleuriste aux gestes lents et mesurés
rentre ses pots, alignés à même le sol devant sa boutique,
comme il l'a fait deux fois par jour, toute sa vie, à la belle saison,
dans un acte cérémonial et sacré de sacristain ou de prêtre
qui, ici, aux portes de San Pedro, prend des airs d'éternité
aussi, quoi de plus naturel que ces impalpables flocons de neige
pourtant improbables à une telle époque de l'année et sous ce soleil,
qui, sous l'effet d'un souffle de vent, voltigent autour de nous,
sans que, d'ailleurs, les gens ne leur prêtent la moindre attention,
comme s'ils ne les voyaient pas, comme s'ils n'étaient rien d'autre
que le fruit de notre illusion, une pure création de notre esprit :
pourtant ils sont bien là, dansants et virevoltant autour de nous,
aussi insaisissables que les bulles de savon de notre enfance,
et, par endroits, formant au sol un feston d'écume légère,
comme celui que laisse la vague quand elle se retire, sur le sable
mais ces flocons ne s'évanouissaient pas au contact des corps
ou du soleil ; immatériels, ils n'étaient faits ni d'eau ni de glace
et, en remontant le courant ténu et régulier de leur flot aérien
le long des rues - explorateurs à la recherche des sources
d'une rivière inconnue, dans un pays incompréhensible, étrange -
nous découvrons, sur les pentes herbeuses autour de la citadelle,
des arbres démiurges - des peupliers carolins, en ordre serré,
tels des fantassins géants marchant fièrement au combat -
qui dispersaient aux quatre vents ces milliers de cocons duveteux
qui, un instant, nous avaient fait croire que l'hiver s'invitait
en ce début d'été, que la Noêl et ses mirages étaient de retour,
que le pouvoir nous était donné, soudain, de remonter le temps
telle est la force, en nous tous, de l'imagination, et du désir,
tant, en pays étranger, nous ne nous étonnons plus de rien,
prêts à croire ou à inventer les contes les plus invraisemblables,
emportés par le sentiment de l'impunité et par un souffle de liberté,
et avec l'impression fugitive d'avoir franchi les frontières du réel
parce que l'on est,
tout simplement,
de l'autre côté des Pyrénées