Ils étaient tous deux presqu'aussi vieux que l'ancien four à bois
dans lequel il avait cuit le pain pour tous pendant un demi-siècle
et qui, vrai Moloch , crachait du feu en fin de nuit et , au matin,
Dieu rassasié, exhalait son haleine brûlante quand l'homme,
pour ajuster le degré de chauffe, enfournait quelques fougasses*
d'un seul geste puis, pour juger du point de cuisson, les retirait,
souvent dorées à point ou alors, les mauvais jours, noircies,
cramées, au goût de caramel inoubliable, au bord de l'amertume
Leur vieillesse heureuse
s'étirait maintenant, à l'étage, dans cette si douce chaleur
qui montait vers eux depuis le fournil, dont la vie secrète
leur était si familière qu'ils reconnaissaient chacun des bruits,
chaque frôlement, le moindre murmure , les silences aussi
que ponctuaient des éclats de voix qui, souvent, évoquaient,
pour eux, un visage, des rires qui leur réchauffaient le cœur,
les ramenant sans cesse aux belles années d'autrefois,
quand, dans la nuit, Antoine pétrissait religieusement la
pâte qui gonflait pendant qu'il jetait les tous premiers sarments
dans le four béant, encore tout tiède des fournées de la veille
La rue s'embrasait à son tour et, en face, sur les façades
à travers la fenêtre largement ouverte du fournil,
se jouait, en ombres chinoises, la Geste fantastique
dont Antoine était le vrai héros, Don Quichotte moderne,
ferraillant devant les braises ardentes, avançant hardiment
puis battant en retraite, revenant cent fois à l'assaut
dans ce qui semblait être un combat dérisoire, interminable,
dont sortirait pourtant la miche de pain de chacun d'entre nous
Vers la fin de leur vie, ils descendaient parfois de leur refuge
parmi les pains, aux formes et aux noms inconnus autrefois,
paillasses, torsadés, en épi, aux noix, au germe de blé, au sésame,...
Antoine les caressait du regard, entre nostalgie, étonnement
et tristesse : " Aujourd'hui, Monsieur, tout n'est que fantaisie ... "
Alice le regardait, assise sur la dernière marche de l'escalier,
un peu perdue elle aussi, mais son éternel sourire aux lèvres
Heureusement, le vieux four était toujours là, encore chaud
de la dernière fournée du matin, fidèle et qui ne ment pas.
Et il serait encore là, longtemps après eux ... .
* Les fougasses d'aujourd'hui ( fogazza) nous ont fait oublier que leur fonction initiale était de vérifier que le four était à bonne température. Leur goût est incomparable ( sans rapport avec les ersatz qu'on vend sous ce nom aujourd'hui, sauf évidemment si elles ont été cuites comme ici, dans un four à bois ).