Noces
Qui aurait pu croire en voyant cette brousse
Ce bourg désert, ces venelles oubliées,
Ces murs ruinés, ces maisons trop silencieuses,
La flore féroce et l'oeuvre humaine en péril,
Qui aurait pu croire en voyant ce bout du monde
Qu'ici même on célébrait encore des noces?...
Devinez alors sa joie quand les cloches s'ébranlèrent
Au milieu du silence, quelle envolée fantastique!
Il accourut donc vers le parvis antique
Mais trop tard : tout ou presque était dit.
Une foule guindée se pressait à la sortie
Tâchant de se placer pour voir le cortège,
Des enfants harnachés comme des petits pages
Sortaient leur mouchoir sale au passage
Et singeant leurs mères, se tamponnaient l'oeil.
L'histoire n'avait pourtant rien d'une idylle,
Le ciel était peint en gris anthracite
Tandis qu'un vent frisquet pour avril
Soulevait avec vice les voiles de la mariée.
Celle−ci, frissonnante, absente ou morose
Avait une grosseur à la joue, comme une chique;
Elle devait rêver de bain turc et de massage thaï
De morphine ou de puissants narcotiques
Qui chasseraient son mal par le sommeil.
Mais ce ne fut pas un rêve : le ciel creva
Déversant avec retard des petits oeufs de Pâques.
Tout le monde alors se précipita aux abris
Et dans la débandade générale
Il attacha son destin aux basques de sa voisine,
Personne charmante et femme de tête
Car chose étrange à une noce : elle était en noir.
Cette dame donc − c'en était une !−
Relevant sans façon le bas de sa robe
Et attrapant son dernier né
Se mit à courir sous l'averse,
Ignorant sûrement qu'une oreille indiscrète
Se plaisait à écouter son rire un peu fou.
Après elle, il descendit une volée de marches
Où roulait un torrent de froides billes blanches
Qui menait sous terre vers un caveau fumeux.
On y célébrait à la bonne franquette
Ces noces orageuses où en fait de confettis
Un kilo de fins grélons avait fêté la triste épouse.
De la vapeur circulait sous la clef de voûte
Et dans cette cohue un peu canaille
Retrouver l'étroite et noire silhouette
Ne fut pas chose aussi facile que prévu.
Enfin il la repéra entre deux compères
Levant haut le coude à la santé des mariés.
Tout le monde trinquait, même les enfants,
A ce vin d'honneur, une gentille piquette
Qui mettait au fond de leur verre à moutarde
Une mousse pétillante, épaisse et rosâtre.
Puis quand l’étrangère – elle était Anglaise
Sûrement, excentrique et peut-être un brin snob –
Demanda en français « des toilettes s’il vous plait »
Il sentit qu’elle ne saisit pas bien la réponse
Que lui fit l’aubergiste avec l’accent du cru.
Il la suivit comme une ombre dans l’escalier
Vers les domaines habitables et privés.
Comme elle étudiait deux portes muettes avec ennui
Il lui prit le bras d’un air très aristocratique
Et des deux portes ouvrit la mauvaise.
Ils pénétrèrent alors dans cette maison inconnue.
Ses habitants en étaient pour l’heure absents
Sauf une vieille en noir sourde comme un pot
Recroquevillée sur un moule à gâteau.
D’ailleurs la maison était triste et sentait le vieux ;
Le silence étrange après ces rires et ces cris,
Les lourds meubles sombres, l’horloge tictaquante
Semblaient hostiles à toute idée de fête.
Et pendant ce temps, la grêle tombait drue
Cascadant et ricochant le long des tuiles,
Couvrant leurs pas dans le couloir obscur.
La dame en noir l’interrogeait des yeux
Et jugeant sur ses façons de propriétaire
Voulut croire qu’il la guidait vers les toilettes ;
Lui ne disait mot, même avec les yeux,
Occupé à chercher le lieu propice.
Bien sûr, l’étrangère éventa bientôt l’astuce :
Il faut dire qu’il lui tenait la main un peu fort
Même pour un hôte très hospitalier.
Elle rit et s’arrêta – il la tira plus fort ;
Elle rit de plus belle mais le suivit où il voulut.
Puis elle se tut, attendant le souffle court
Ce qu’elle pressentait devoir arriver.
Il fallait faire vite : il ouvrit la première porte
Mais c’était un placard, un vestiaire fleurant l’antimite
Et bien qu’il eût aimé la serrer sans attendre-
Pourquoi pas ici ? sur des piles d’étoffes douces –
Quelque chose déplut à sa compagne.
Une autre ouvrait sur une pièce à moitié vide,
Sombre et sans fonction précise : ça convenait.
Comme les vrais héros impavides
Au cœur de la tourmente, la dame en noir
N’oublia pas sur eux de fermer la porte à clef.
Tandis qu’il cherchait la sienne sous sa robe,
Elle le supplia de se hâter, répondant à ses avances
Par des baisers aveugles qui leur faisaient se cogner le nez.
Il aurait certes aimé la voir un peu mieux,
Nue, offerte, les yeux fous – mais le temps pressait :
« Que vont-ils penser en bas de cette absence ? »
Déplorait-elle en remontant sa robe sur ses hanches.
Vint alors l’instant qu’on espère,
Où les yeux boivent dans les yeux, le cœur dans le cœur,
L’instant où l’âme, dit-on, se lit enfin sur la chair…
Mais c’est fini – déjà ! – cinq minutes à peine ont suffi.
La femme rajuste ses dentelles, remonte ses bas
Et range ses cheveux longs dans un grand nœud de soie ;
Lui rêve encore à son secret entraperçu
Observant la silhouette aux faux airs d’Espagnole,
Au nez fier, à l’œil noir, au duvet sombre,
Puis elle se retire, ses chaussures à la main.
Seul, il huma un parfum des plus suaves
Emplissant la pièce : de la fleur d’oranger,
Fleur qu’on tressait autrefois
Au front des nouvelles mariées.
Et ce fut alors, comme il s’envolait
Qu’il se fit la réflexion : qui aurait pu croire
En voyant ces broussailles, cette flore féroce,
Ce bourg désert, ces murailles ruinées,
Ces maisons silencieuses, ces rues oubliées
Et l’œuvre humaine partout menacée,
Qui aurait pu croire qu’on y célébrait des noces ?
(Inspiré d'un rêve : Sans raison précise, j'ai toujours pensé qu'il devait de passer sur une des îles entourant Venise, mais vous pouvez le situer ailleurs sans dommage.)