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Sade-Omer

prose saint-omer ambiancedaprèsguerre

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1 réponse à ce sujet

#1 Tavulartiste

Tavulartiste

    Tlpsien ++

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  • Une phrase ::J'écris pour m'écrire.

Posté 17 juin 2014 - 04:03

Madame Germaine

Non pas qu'il s'agisse d'une pièce, mais la scène commence au théâtre ; on y jouait Le Malade Imaginaire, et, chaque siège y était occupé, si bien que, du fait de l'avidité du gérant, beaucoup étaient partout debout dans ce si merveilleux et si petit théâtre à l'italienne, caché, à l'abri comme dans un bunker, au cœur même de Saint-Omer. Après d'interminables années de fermeture forcée, Monsieur le Maire avait décidé de le rouvrir au public. La salle était pleine à craquer donc, comme une boîte d'allumettes neuves et prêtes à être craquées... Non, non, soyez rassurés, il n'y eut pas, ce soir-là, de quelconque incendie. La salle était pleine, donc, -quelle épouvantable introduction- si bien qu'il fallut, à l'avide gérant, mettre à disposition des vestiaires obligatoires et payants.
Ce fut ainsi que Madame Germaine déposa son chat Hector, bien au chaud dans son sac à main, au vestiaire, avant de partir en quête de son siège au premier rang. Oh ! Il n'y avait là aucun prestige ! Le premier rang, en ce soir de première, n'était premier que par son nom ; les gens, debout sur le parquet en bord de scène, masquaient la vue des gens comme Madame Germaine. Mais, heureusement, personne, ou presque, n'était venu pour le jeu des acteurs. Tout le monde s'était entassé dans le théâtre pour se montrer, afin de rester toujours dans l'élite. 
Le tambour se fit entendre et on leva le rideau.
Madame Germaine avait omis son éventail dans son sac, avec son chat, au vestiaire. Elle aurait bien voulu, Madame Germaine, un rafraîchissement, mais les lobby boy ne passeraient que pendant l'entracte. Madame Germaine dégoulinait de sueur, si bien que toute l'assemblée, en proie à la même crise de chaleur, aurait pu faire d'elle un puits intarissable, mais on ne dérangeait jamais Madame Germaine, pas même pour un sou. Elle était trop crainte, à cause de son passé nazi. Madame Germaine étouffait donc devant tout le monde sans pouvoir demander de l'aide à qui que ce soit alors que la scène 1 de l'acte I n'était pas encore parvenue à terme. On ne sonna timidement l'alerte qu'à l'entracte, dans un vacarme dantesque, et, les lobby boy, soudainement promus au rang de brancardier, improvisèrent, comme ils savaient si bien le faire, un brancard avec les manteaux d'hermine des vestiaires, grimpèrent les escaliers trop étroits pour s'y croiser, poussèrent celles et ceux qui se risquèrent à la descente, traversèrent, enfin, la salle, du dernier au premier rang, bousculèrent encore, tombant, se relevant, essuyant les traces de pas sur leurs nippes ou sur leur visage, transpirant, s'évanouissant. Il fallut une autre fournée de jeunes brancardiers qui répétèrent les mêmes absurdes agissements, comme dans un rituel, jusqu'au même évanouissement. Lorsque l'on annonça la fin de l'entracte, une armée de lobby boy était face contre terre, ou, plus justement, face contre parquet fraîchement ciré, et personne ne les secourut en leur marchant dessus. Tout le monde avait oublié l'alerte donnée plus tôt pour Madame Germaine, et les acteurs poursuivirent leur jeu dans la même chaleur infernale.
On aurait pu se demander pourquoi personne ne partait ou n'annulait la représentation, et bien, c'était que personne n'y pensa ! L'atmosphère, ce soir-là, rendit les gens aussi inutiles qu'un poisson rouge dans son bocal. 
Lorsque, enfin, les acteurs saluèrent leur fidèle public, quelqu'un, non pas dans un éclair de génie, mais plutôt dans un courant d'air frais, se demanda pourquoi les lobby boy servaient de sièges dans les maigres allées. L'alerte fut enfin redonnée, mais il n'y avait plus de lobby boy, au rez-de-chaussée (ils étaient tous là-haut assiégés) ni même de gérant qui, toujours avide, était parti avec sa lourde et précieuse caisse. L'alerte donnée, donc, effraya, ou plutôt, extirpa tout le public de son naissant coma et tout le monde dévala les escaliers et se précipita dans les cafés de la place Foch ; on avait bien mérité sa bière audomaroise, si rafraîchissante.
Le lendemain, lorsque l'on dépêcha une petite armée d'agents d'entretien, les lobby boy se réveillèrent finalement et rentrèrent chez eux sans poser de questions, comme ils en avaient l'habitude, sur les évènements passés. Les agents nettoyèrent rangées après rangées, sièges après sièges, du dernier au premier rang ; la tâche les occupa toute la journée. Comprenez bien qu'une salle trop pleine devient rapidement une salle trop sale ! Ils n'arrivèrent au premier rang qu'en fin de soirée, que lorsque les derniers rayons du soleil teintèrent le sommet du beffroi d'ombres angéliques. Deux d'entre eux firent un arrêt cardiaque quand ils découvrirent, sur son siège, Madame Germaine. Il en restait donc deux, bien vivants, pour secourir les deux mourants, et ramasser la morte. La morte désigne ici Madame Germaine ; il n'y eut pas de miracle quelconque pour elle ; après avoir sué toute l'eau de son corps, elle était trop desséchée pour être seulement reconnue de visu. Il fallut une autopsie pour connaître son identité. Madame Germaine était morte comme elle avait vécu : le cœur aussi sec que le corps des ses amis juifs qu'elle avait vendus. Toute sa vie, elle avait été si féroce qu'aucun homme n'avait osé l'épouser, si bien qu'elle n'eut jamais d'enfants. Elle n'avait alors, pour seuls héritiers, que des nièces et des neveux qui l'avaient, comme tout le monde, toujours détestée, sauf, bien sûr, le jour où le notaire ouvrit le testament de Tante Germaine. Dans la rage qui avait rongé son cœur, dans la cruauté qui avait animé sa pensée et ses actes, elle avait légué toute son immense fortune, accumulée pendant la guerre, quand le crime était très lucratif, à son brave chat Hector... 

Jonathan Le Sant

 

Texte inspiré du film de Wes Anderson, The Grand Budapest Hotel

 

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#2 Philippe Le Pelvé

Philippe Le Pelvé

    Tlpsien +++

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Posté 18 juin 2014 - 01:11

La cupidité et la méchanceté sont récurrentes...

Berhe ou Philippe Le Pelvé





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