je donnerais tout Chambord,
sa lourde et fade architecture,
ses tours ventrues, ses façades
plates, ses galeries, ses couloirs,
ses fenêtres à meneaux,
ses pilastres, ses si curieux toits
à tourelles et à clochetons armoriés,
ses lanterneaux, ses vitraux,
ses plafonds à caissons,
ses chapiteaux, ses médaillons,
ses jardins, ses cours, et même
son fabuleux escalier central
monumental à double spirale,
oui, je donnerais tout Chambord,
mastodonte étendu sur le flanc
dans le méandre de la rivière,
énorme hydre aux cent corps,
aux cent gueules, aux cent bras,
pour un simple regard sur la forêt
tout autour, depuis ses terrasses,
et son feuillage d'un vert si tendre
au printemps, si flamboyant
à l'automne,
ou mieux, pour la simple image,
trouble, hésitante, Insaisissable
sur le miroir d'eau du grand bassin,
de ce monstre de pierre,
né de l'orgueil d'un roi
et du génie de Léonard
. . . . . . . . . .
mais si Chambord n'était pas là,
les forêts auraient disparu
avec les chevreuils et les sangliers,
il n'y aurait tout autour qu'une plaine
à blé ou à colza, un marécage
peut-être, aucun contour flou
ne s'inscrirait sur l'eau du bassin absent,
disparu, oublié
nous non plus, nous ne serions pas là,
transis, à attendre le brame du cerf
dans les matins froids et brumeux,
étonnés, sans fin, de l'arrogance,
de la démesure de nos princes
qui construisaient leurs palais fastueux
non seulement sur la terre et le roc
mais d'abord sur la sueur et le sang
des peuples, la misère et la faim
des manants qui étaient, pour eux,
moins que leurs chevaux et leurs chiens,
rien d'autre que des serfs, des esclaves,
les purs instruments de leur gloire,
de simples faiseurs de mémoire
car ce sont ces pauvres bougres
qui les ont fait immortels,
eux qui pourrissent depuis des siècles
dans l'humus des sous-bois
ou dans la boue des douves, qui errent,
comme des ombres, à la surface de l'eau,
mêlant parfois aux reflets obscurcis
de l'auguste demeure,
leur propre tremblement