L’ogre littéraire sans doute le plus attachant du XXè siècle nous repose, avec ses pamphlets antisémites grotesques, l’éternel problème de la moralité artistique. On repense aux vieux procès de 1857. « Qu’est-ce que la poésie ? » Tout ce que Louis-Ferdinand Céline a écrit répond totalement à cette question. Le Rire et la Mort. Humour noir à 1000 %. La haine comme matériau et outil de création. Au récit, Aristote oppose le drame ; Benveniste, le discours. Or, en relisant chronologiquement tout Céline, on s’aperçoit de son effort régulier pour s’émanciper du récit en tant que propos déraciné, fiction. Comme il désire le théâtre, il choisit l’énonciation de plain-pied. Qui parle ? Son double « Bardamu », alias « Ferdinand », dit « Céline ». Vaste mouvement centripète vers la confession, le monologue. Un écrivain ne saurait parler que de ce qu’il connaît, c’est pourquoi la fiction se voit ici réduite à quelques grosses gouttelettes de « transposition ». Et d’où parle-t-il, ce double lyrique de l’auteur ? De sa nacelle de montgolfière. Les « gouttelettes » sont d’énormes sacs de lest. Il monte, Louis Destouches, dans l’atmosphère du roman autobiographique, il troue la troposphère du pamphlet et s’élève ainsi, d’un genre l’autre, jusqu’à la chronique stratosphérique, jusqu’à faire de son oeuvre et de sa vie une seule et même terrible épopée shakespearienne. L’évolution sensible de son style, de plus en plus lapidaire, halluciné et musical (comme chez Beckett ou Duras, plus tard), illustre encore la profondeur de son empreinte prométhéenne dans la littérature.
Bagatelles pour un massacre (1937), L’École des Cadavres (1938) et Les Beaux Draps (1941) sont des monologues extérieurs. Des pamphlets, officiellement. Le masque du narrateur ne tient donc plus. Finis « Bardamu », « Ferdinand », « Céline » (pseudonyme sur lequel nous reviendrons toutefois) : LOUIS DESTOUCHES QUI CAUSE même s’il emploie indifféremment pour se désigner « Ferdinand » ou « Céline ». Un pamphlétaire s’exprime personnellement ; le théâtre ne se raconte pas. Mêler réalité et fiction, quand on fait des romans, c’est une chose ; lorsqu’on produit des discours, une autre. « Bardamu », « Ferdinand » et même – et surtout – « Céline » ne sont que des créatures. Des créations. C’est Louis Destouches le créateur, l’auteur, l’acteur. « L’écrivain Louis-Ferdinand Céline » n’est qu’un rôle, un personnage monstrueux qu’il joue à fond… pour rire et faire rire.