y-a-t 'il plus troublant, plus improbable
que la sonate de Vinteuil, cette musique
qui a hanté l'esprit d'un homme, Swan, *
depuis sa rencontre de la femme aimée
et jusqu'à sa mort,
et à travers lui l'esprit de tous les hommes
qui lisent sa pathétique histoire,
alors même que cette musique et son auteur
n'ont d'existence que dans l'imaginaire
d'un magicien des mots
les propos inouïs de ce moine franciscain
qui, ayant observé, des jours durant,
les lents et inutiles mouvements dans l'arbre
de l'étrange paresseux des Amériques
enfermé dans son immobilité et son rêve,
conclut que l'animal ne se nourrit que de l'air,
comme l'orchidée aux racines pendantes,
sans doute
les grands mythes, le mensonge des origines,
tant et tant de hauts faits légendaires
ou d'événements surprenants, une éclipse,
un déluge, un séisme, transmis d'âge en âge,
de bouche à oreille, sur des tablettes ici,
ailleurs sur des papyrus, des parchemins,
par des aèdes, des bardes ou des griots,
et qui ont enchanté nos jours et nos nuits,
nous ouvrant à des espaces inconnus
à beau mentir qui vient de loin . . .
tous les hommes y ont cru,
et malgré nous, aujourd'hui encore,
nous voulons tous y croire
* Du côté de chez Swan, Marcel Proust