lui
qui vient de la vieille race des opprimés
et des vaincus, chassés de leurs terres,
privés de leur identité propre pour être
comme leurs frères, les anciens esclaves,
affublés du nom de leurs maîtres blancs
et de piètres vêtements à l'européenne,
relégués dans les terres hautes, froides,
brumeuses, souvent stériles de l'altiplano
parcourues à l'infini de sentiers étroits
qu'ils suivaient, emmurés dans le sommeil
de la coca, don ou fléau des dieux anciens
qui siégeaient tout près, sur les sommets,
gardés par les cruels pumas et le tonnerre,
le voilà, aujourd'hui,
dressé sur son destrier d'acier,
porté par le même air si rare et si léger
qui l'a accompagné depuis son enfance,
tutoyant les cimes, lancé dans une course
que seuls les dieux pouvaient arrêter
dans un déluge d'éclairs et d'orages*,
le clouant, suspendu, entre ciel et terre,
hébété, incrédule, face à l'immensité,
au vide, Saint Gabriel terrassant le démon,
indio au visage d'ange, maître de l'espace
et du temps, d'un temps ici en suspens
et à jamais refermé sur sa propre énigme,
d'un espace infini mais replié sur lui-même :
ainsi cette course qui ne va pas à son terme,
ce fleuve du Sahel qui n'atteint pas la mer,
ou la flèche de Zénon d'Elée
qui jamais ne touchera sa cible
alors,
il se souvient de la parole de son frère indio,
le grand poète Altahualpa Yupanqui,
qui, à l'image de l'Autre dans le désert,
clamait son désespoir dans la Pampa,
ce cimetière de sa race, l'image de son destin
et de celui de tout un peuple dépossédé :
" Si los caminos son leguas
En la Tierra y nada más, ,
A qué le llaman distancia:
Eso me habrán de explicar."
[ Si les chemins sont des lieues
Sur la terre et rien d'autre,
Qu'est-ce qu'on appelle distance :
C'est ce que vous devrez m'expliquer]
dans les Andes ou dans les Alpes,
sur les routes des plaines ou des montagnes,
dans les campagnes ou dans les villes,
chez les maîtres comme chez les esclaves,
les puissants ou le dernier des pauvres hères,
la grande question demeure sans réponse,
et les hommes s'épuiseront longtemps,
cherchant leur chemin et un signe des dieux
absents ou indifférents à leur sort,
dans une quête inutile et magnifique
mais aujourd'hui,
c'est pour lui, le jeune Indio, l'heure de gloire
et, ceint de la tunique d'or, égal aux dieux,
maître incontesté du temps et de l'espace,
lui, l'humilié, le paria, il reçoit les honneurs
de toute une nation, de la côte du Pacifique
aux hauts plateaux et à la Cordillère des Andes,
noirs, indiens, métis, blancs, tous confondus
pour un jour, au moins un jour,
unanimes, réconciliés
* comme ils l'ont fait au sommet de l'Iseran, lors de l'avant-dernière étape du Tour, arrêtée en raison de la colère du ciel - les orages de grêle - et déclarée sans vainqueur, qui a décidé du triomphe dans l'épreuve du jeune coureur colombien d'origine indienne, Egan Bernal.