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(Hommage) à Franck-André Jamme (21 novembre 1947 - 1er octobre 2020), par Pascal Riou


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Posté 21 octobre 2020 - 01:13


POUR FRANCK


6a00d8345238fe69e20263e9701da3200b-100wiLever la main pour te saluer vivant, pleinement vivant. Ou douloureusement vivant, peu importe.  Ah oui, je lâaurais fait sans hésiter ! Dans lâévidence. Mais te rendre hommage parce que mort, parce quâentré dans la gueule répugnante de la mort, toi si justement, si subtilement vivant, cela me paraît presque déplacé et je ne sais si tu lâaurais souhaité. Il me semble voir tes épaules se soulever à cette idée, ton visage esquisser un sourire narquois. Foutaise tout cela, jeu du monde, petite gloriole où lâon se console et congratule sans risque !
Pourtant je ne veux pas laisser un mauvais silence recouvrir quarante années de compagnonnage quasi invisible mais constant, ni laisser sâabattre lâoubli sur la voix, lâune des plus justes, des moins ronflantes et des plus sobrement audacieuses de notre temps.

*

Tout aurait dû nous séparer, nous éloigner lâun de lâautre : les origines familiales, les choix de vie : à lâun lâaléa des bourses et des mécènes, à lâautre le cadre les contraintes de lâéducation nationale. Tout : les relations, les milieux fréquentés, les peintres aimés, lâInde qui fascina lâun et quâignore lâautre, les gestes dâécriture : à lâun les longs poèmes, le lyrisme déployé, à lâautre la brièveté de la flèche, un théâtre minimal, tout intérieur, admirable de retenue. Tout aurait dû nous séparer et jusquâaux lieux aimés, habités : vastes maisons de famille où les souvenirs affluent, petites pièces où tout est là pour resserrer lâattention. Oui tout. Mais voilà, nous nous retrouvions, nous nous écrivions et ce tout volait en éclat, se montrait pour ce quâil est : juste un fantôme prétentieux en lieu et place de ce qui seul importe : lâaffut, lâafflux de la Vie, la vraie vie oui, si souvent absente que câen est épuisant, mais pourtant là, attendant, comme perce un rai de lumière sous la porte close, et frayant son chemin tel un souffle inattendu ou le passage, la voix dâune femme inconnue mais là, elle aussi, en nous, à côté de nousâ¦

*

Il nâétait pas besoin de longs échanges, dâargumentations laborieuses, encore moins de vouloir prouver, dâavoir raison. Câétait presque avant les mots, comme un claquement de doigts, un clignement dâÅil au même moment, et sans justement sâêtre donné le mot. Oui câest cela : les regards qui voient lâénergie en même temps dans, par exemple, une tache de Viakul, une petite tantrique, puis le geste qui la partage, mais aussi lâironie partagée, elle aussi, de ceux  qui ne se la jouent pas trop : un peu de mondanité certes, business oblige, mais : Si peu de jolies femmes dans les rencontres littéraires !
La détresse aussi, à laquelle on ne sâhabitue pas, malgré lââge, les années, blessante toujours, la détresse face aux abrutis, aux violents : Le pouvoir des infâmes/ Lâespoir assassiné des simples. Ce ravage insupportable de la beauté, de la bonté. Pas dâirénisme, ne pas se payer dâillusions sucraillées et au final mortifères. Et pourtant plus que tout, le passage fugace de la grâce, lâinsaisissable, dans un rien : Femme sur le sentier/ Mains ouvertes/ Deux étoiles à cinq doigts, ou cette cafetière laissée à jamais fumante, là sur la table de tous les matins. Un matin, on laisserait sur la table une cafetière encore fumante. Pour toujours. Ce sont les mots qui concluent Instructions pour le prochain bal.

*

Avec toi seul je crois avoir vécu cette quasi certitude dâêtre des contrebandiers de lââme, sans trop de frontières, passant à gué la nuit, sans autre souci, sans autre chant que le mystère que nous sommes, son évidence, le secret limpide qui nous appelle. Et donc le poème comme salut et peu importe que par sa forme on le dise mantra, tablette, versets, que sais-je ! Mais salut, oui, à tous les sens du mot. Poèmes comme lucioles cachées dans lâherbe haute, traversant la nuit sans la troubler.

*

Formidable ! Ce mot jaillissait parfois de tes lèvres, avec un sourire mêlant la révérence à quelque malice narquoise. Formidable ! Commencer par la louange, quand bien même tout le jeu du monde semble lâinterdire.

*

Alors ? Alors

La mort ne peut rien

Que venir

Farewell my friend, and Good luck for the rest of the night.

Nous passerons le sel, toujours.


Pascal Riou


NB1
Les passages en italiques sont extraits de ses poèmes.
NB 2
Le temps viendra où lâon lira ce que tâont écrit les plus grands : Char, Michaux, Jabès et Bonnefoy, Jaccottet, Bhattacharya, Juarros aussi et les Américains. Tous ceux pour qui tu confectionnas ces merveilleux petits ouvrages, bâtis ces maisons dâédition, à peine des cabanes, aux noms alternant lâhumour et le mot de passe.

photo ©Jean-Marc de Samie

Poezibao publiera prochainement un dossier de textes de Franck-André Jamme.


 

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