Chers voisins,
Vous savez comme moi que vos toilettes jouxtent mon salon puisqu’une des particularités de nombreux immeubles parisiens est la très fine densité des murs (on pourrait d’ailleurs davantage parler de cloisons). Cette curiosité architecturale vient sans doute du fait que nombre d’appartements ont été sectionnés en un ensemble dit de logements ou cage à lapins. Intention louable si elle avait pour but désintéressé de résoudre la crise du logement que connaît l’Ile-de-France mais elle semble plutôt favoriser la rente de la bourgeoisie locale.
Ne vivant pas dans la précarité j’ai en effet un salon, certes modeste mais lumineux et confortable, confort qui en fait une pièce agréable à vivre, où je peux me livrer à la contemplation et l’adoration des causes premières, arriver à travers un certain nombre d’activités à une compréhension plus forte de l’être que je suis et du monde qui m’entoure.
Avant de parler de vous j’évacue dans notre cas commun l’idée de réciprocité sonore car je suis un être solitaire et silencieux bien que j’ai pu manifester ma présence. Je n’ai qu’une appréciation auditive de votre existence. Nous ne nous sommes jamais rencontrés et la cloison rend votre existence invisible aux odeurs et à la vision (à l’heure où je vous parle la distance qui me sépare de vos gogues est infime). Vous êtes invisibles et pourtant ô combien présents ! Un peu à la manière de ces oracles que l’on consultait sans pouvoir les voir, cachés derrière un voile où une statue. Concernant l’usage de vos toilettes vous semblez être prévenants et je n’ai pas à eu à assister (pour l’instant) au drame personnel que peut procurer une mauvaise digestion. En revanche, j’entends une grande partie des sons que vous émettez dans la totalité de votre appartement. Ce qui renforce cette analogie mystérieuse et oraculaire c’est que j’entends beaucoup mais je ne comprends pas tout, c’est à moi d’interpréter et d’assembler les éléments constituant à la fois votre vie de couple et votre vie individuelle. Tâche qui en terme général m’a toujours intéressé car elle tient à la fois du roman et de l’ethnographie. Mais alors que l’étude de l'ethnographe ou du romancier est volontaire, elle m’arrive ici comme un accident. L’organisation de mon appartement fait que je ne peux pas échapper à votre vie quotidienne. Vie quotidienne d’un couple moderne que je ne peux esthétiser ou sublimer à la manière d’un Pérec car je n’ai de vous que des bribes et il est arbitraire de juger des conséquences d’un fait plutôt que de son principe. C’est pour cela que je n’ai pas d’explication première à donner de l’ensemble créatif sonore que vous êtes capable de produire, bien que les fragments de vie que j’arrive parfois à capter pourraient être ô combien révélateurs d’un certain type sociologique ou de valeurs culturelles contemporaines. Des observations d’autant plus précieuses que les données se trouvent dans l’intimité d’un couple, dans le secret qui lui est propre. Je doute en effet que vous pratiquiez les cris soudains d’otarie, les brusques éclats de rire aux allures de sorcière en Sabbath, la mignardise dans les intonations de la voix, les surnoms ridicules, que vous vous livriez en somme à des crises permanentes d’hystérie (dans le sens commun du terme) dans le cadre professionnel. Ce qui me gêne profondément est d’assister à votre fonctionnement interne de couple, et que vous devez en être conscients puisque vous avez pu m’entendre comme je vous ai entendu. Ce qui me confirme cela c’est que j’ai eu droit à tout hormis aux bruits qu’entraînent les rapports sexuels, ou alors c’est que vous n’en avez pas du tout. En somme, si j’essayais de caractériser notre relation c’est que nous sommes dans une forme d’exhibitionnisme toléré à échange inégal, ce qui est un exemple de sociabilité en soi pouvant être regroupé dans l’ensemble ancestral des cohabitations difficiles mais à actualiser dans les conditions modernes d’existence.
Je suis soumis comme tous à des impulsions de vengeance mais je travaille par la contemplation des principes premiers à combattre ce que ma nature peut avoir de rancunier. Dans la pleine contemplation de ce qui est et de ce qui a été mon sort est sans intérêt. Je veux pourtant participer à l’édification de votre être et de votre couple. Voilà pourquoi je me suis acheté les amplificateurs les plus modernes (fabrication japonaise) pour vous diffuser le florilège phonique suivant :
-Pour en finir avec le jugement de Dieu, Antonin Artaud.
-Louange à l’éternité de Jésus, Olivier Messiaen.
-La Société du Spectacle, Guy Debord (c’est dommage, vous n’aurez pas les images).
-Un ensemble de poèmes courtois lu par moi-même dont la durée est approximativement de sept heures.
Tout cela va sans dire que ce programme radiophonique sera diffusé en boucle, dans un recommencement infini mais un infini particulier dont la nature serait celle du renouvellement permanent. La base de la pédagogie c’est la répétition.
Je reste à votre disposition pour tout enseignement concernant la contemplation et la compréhension des causes premières.
Votre voisin,
Alfred
