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Le Cap Ghir


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3 réponses à ce sujet

#1 Jped

Jped

    Tlpsien +++

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  • Une phrase ::Le voyage immobile après une vie de voyage

Posté 18 juin 2021 - 01:44

à un jour de cheval de l'antique agadir, à la fois banque et grenier 
où les ancêtres mettaient en lieu sûr leurs biens les plus précieux
et le surplus des récoltes, en prévision des années de pénurie ,
forteresse où ils se réfugiaient eux-mêmes en temps de guerre,
à l'abri des murailles qui dominaient cette terre berbère du sud ;

 

à quelques heures, par des routes sinueuses, de l'ancienne Agadir
cette ville que la seule colère des Dieux, dit-on , a par deux fois détruite,
dans ce que d'autres hommes, mécréants, fous et naïfs, aveugles
aux choses divines, nomment naïvement un tremblement de terre ;

 

à moins d'une demi-heure  par l'autoroute, aujourd'hui, de la cité
insolente qui se dresse à nouveau sur les illusions et les cendres
à peine refroidies, vingt fois plus haute et cent fois plus vaste
que la ville rayée de la carte comme Sodome et Gomorrhe, punie
comme elles pour avoir oublié les dures et vieilles lois patriarcales
sans doute, pour s'être étendue lascivement sous le soleil enchanteur,
prisonnière du ruban de sable qui s'étend indéfiniment de l'Atlas
jusqu'aux Tropiques peut-être, des arganiers au désert du sud :

 

          le Cap Ghir,

 

le sombre cap des vents et des tempêtes, où l'Atlas et l'Océan
célèbrent leurs noces dans une confusion et une étreinte ardentes
et passionnées, avec son cortège de touffus genévriers de Phénicie,
d'acacias épineux,  de palmiers nains, de thuyas de berbérie,
d'arganiers, d'ononis jaune au début de leur floraison, ce mois de mai
qui nous avait conduits en pays Amazigh, sur la route de Taroudant
                                                                                        et des oasis

 

                            pour le moment, vous campiez ici dans le bruit
des vagues, et la nuit, les parois de vos tentes s'enflaient comme
des voiles et vous aviez peur d'être emportés sur un boulet,
pauvres barons de Münchhausen voués à errer éternellement
                                                                      au-dessus des déserts

                       tout le jour, vous couriez sur le haut des falaises,
dans les embruns que la mer déchaînée lançait, sans relâche,
à l'assaut du rivage escarpé où poussaient de maigres arbustes,
ou alors, à l'intérieur des terres, vous grimpiez vers les hauteurs
par des sentiers de chèvres odorants.

 

                                                                                     des chèvres,
vous en verriez, une fin d'après-midi, aux confins de ce pays,
et surtout une silhouette immense, qui n'était ni la colonne d'un temple
romain comme on en trouve ici ou là, dans tout  le Maghreb,
ni un grand arbre isolé qui surprend parfois le regard, surgissant
sans raison apparente d'une végétation plus basse, mais ressemblait
plutôt à un sage marabout, à un prophète en djellaba de laine brune
inscrivant sa forme sculpturale, figée au-dessus de l'horizon clair

c'était évidemment quelque berger au milieu de son troupeau épars,
et tu allais le saluer et lui demander l'hospitalité, selon la tradition,
car tu étais, toi, deux fois étranger, sur les terres communales
de son douar; ton mauvais darija, arabe marocain, ne te servirait
guère car le vieillard  ne parlait pratiquement que sa langue berbère;
aussi , après le cérémonial parfaitement réglé des salutations,
de l'échange de nouvelles sur vos santés, vos familles respectives,
vous vous lanciez dans des considérations sur le temps, vos vies,
votre travail, vos pays, vos projets, sur les Dieux, les Esprits
et les Hommes, et tout ça par gestes et gesticulations, mimiques,
mouvements des bras, jeu des mains, par des sauts et des gambades,
une vraie danse des corps, en retrouvant l'un et l'autre, d'instinct
et malgré vos différences, l'inspiration de la Commedia del Arte,
du cinéma muet ou même de la bande dessinée; tu apprends ainsi
qu'il a de nombreux enfants et petits enfants, qu'autrefois
il a travaillé comme mineur dans l'Atlas, jusqu'au jour où, à cause
d'un éboulement, les reins brisés, il n'a pas eu d'autre choix
que de revenir près des siens, meurtri et ruiné, relégué avant l'âge,            
dans ce rôle de berger qu'on confie aux enfants ou aux vieill

il te parle de son Dieu, Allah, et aussi de cette autre puissance,
le soleil - il le nomme tafuk  - , auquel il voue un culte comme, déjà,
ses lointains ancêtres qu'il vénère mais dont il ignore qu'ils ont peuplé,
jadis, tout le Nord de l'Afrique, depuis l'Egypte jusqu'au Sahel et bâti
des empires dont il ne reste que des noms et quelques pierres,
ici ou là, et qui se sont effondrés comme le plafond de sa mine,
les guerriers berbères étant réduits à l'état de paysans et de bergers


vous avez conversé ainsi, vous serrant les mains, vous poussant du coude,
vous assénant des tapes dans le dos, chacun répétant  quelques mots
de l'autre, et comme tu te souviens encore de cet étrange mot "tafuk",
que tu conserves comme un talisman au fond de ta mémoire,
peut-être  s'est-il lui aussi rappelé longtemps quelque terme de ta langue,
cette persistance du souvenir prolongeant d'autant votre étrange
rencontre et scellant votre amitié au-delà de ces quelques heures, si brèves,
partagées en cette lointaine terre, un après-midi d'un printemps heureux,
quand le soleil justement ayant décliné, vos ombres s'étendaient
jusqu'aux collines , et que, depuis ton  campement, les tiens, médusés,
se tordaient de rire, observaient le spectacle de ces deux escogriffes
qui se démenaient comme deux beaux diables, tels Don Quichotte
et Sancho Pansa, Laurel et Hardy. ou deux des Marx Broothers,
dans une pantomime dont le sens leur échappait et qui semblait
encore plus invraisemblable dans le décor de ce crépusculaire marin,
alors que le vent, la houle et les vagues à sa suite s'étant apaisés,
ces terres sauvages du Cap Ghir plongeaient dans une nuit heureuse.

Pendant ce temps, les chèvres, lassées de cette longue halte inhabituelle,
s'étaient débandées, et mon interlocuteur en prenant conscience
d'un seul coup se lançait à leur poursuite et disparaissait à jamais,


comme s'évanouissent tous les instants de nos vies, irrémédiablement.



#2 Thomas McElwain

Thomas McElwain

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  • Une phrase ::Les poètes sont des arbres; les poésies sont les feuilles.

Posté 19 juin 2021 - 07:00

C'est difficile à répondre à un tel poème exquis. J'ai le souvenir d'une telle rencontre avec un berger en Anatolie.



#3 M. de Saint-Michel

M. de Saint-Michel

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  • Une phrase ::Je suis quelqu'un pour qui poésie et respiration ne font qu'un.

Posté 19 juin 2021 - 08:39

Un magnifique poème aux longues phrases plongeant dans la mémoire historique et personnelle aux mille facettes - sur fond d'évanescence de toute chose...

#4 Emrys

Emrys

    Ambrosius

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Posté 30 juin 2021 - 01:51

une écriture, une narration très vivante, en mouvement, et aussi très poétique

Tout me plait et m'emporte dans ce récit.

Merci cher ami poète