C’est la seconde guerre mondiale qui a fait se rencontrer mes parents, en Allemagne, où ma mère, polonaise, avait été « déportée », et où mon père, soldat français, était prisonnier de guerre. Ils se rencontrèrent à la Libération, libérés l’un et l’autre, dans la même région. C’est ainsi que mon hérédité trouve ses racines dans deux pays d’Europe. Si j’ai toujours vu mon père raconter avec légèreté ses années de captivité, pendant laquelle il dut travailler comme ouvrier agricole (un cheval faillit , un jour, lui manger sa chemise !) , il n’en était pas de même de ma mère, qui nous révéla très peu de choses de ce qu’elle vécut en captivité. Seuls quelques détails de ce qu’elle a pu en dire émergent de ma mémoire : elle raconta, par exemple , qu’au sortir du train qui la transporta en Allemagne, un prisonnier polonais lui avait dit : « n’avoue jamais que tu es juive ! ».
Je tente d’égrener les souvenirs confiés par elle : ce sont de brefs instants d’un passé qui s’éloigne et s’efface. C’est pourquoi tout ce que j’écris a toute sa dimension d’un « devoir de mémoire ». Je crois me souvenir qu’au delà de ses parents, d’origine modeste, ses oncles et tantes étaient d’un milieu aisé, possédant une « usine de bas ». Quant à ma mère, elle fut prise dans une rafle, à dix-sept ans, alors qu’elle était liftière dans un grand magasin de Varsovie. Je me rends compte que je n’ai eu à aucun moment l’idée de lui demander dans quel genre de train elle fut jetée, pour être transportée jusqu’en Bavière. En revanche, elle m’expliqua longuement que son visage fut mesuré dans tous les sens pour déterminer si elle avait, ou non, une ascendance juive. Elle échappa au camp de concentration, mais dut travailler dans une usine, où l’on fabriquait des fusils. Ce qui la marqua intensément, dans le camp de prisonniers où elle fut détenue, pendant quatre ans, c’est une épidémie de typhus, dont elle disait qu’elle avait été provoquée par les Allemands.
Le souvenir de sa libération ne fut pas vraiment heureux : ma mère racontait que ses libérateurs... avaient tenté de la violer et qu’elle avait dû s’enfuir, à leur arrivée. C’est l’armée américaine qui lui offrit une perspective d’activité en la recrutant (après une formation) en qualité d’« assistante sociale » , pour venir en aide aux rescapés des camps. Mon père avait , lui aussi , été recruté par l’ armée américaine. On lui avait confié la fonction de « supply officer », officier d’approvisionnement, pour apporter de quoi se nourrir aux prisonniers libérés, mais contraints de demeurer pour quelque temps dans des camps de transit.
Je ne sais rien de la première rencontre de mon père et de ma mère, pas même dans quelle langue ils ont pu échanger les premiers mots de leur première conversation. Je ne fais que formuler l’hypothèse que leur rencontre était, d’une certaine façon, professionnelle, puisqu’ils travaillaient dans le cadre de la « Young Men’s Christian Association ».
Les Polonais libérés étaient tenus de rester, provisoirement, dans le camp où ils recevaient des wagons de farine, que mon père était chargé de leur livrer. Loin de faire du pain, ils transformaient cette farine en alcool, et invitaient mon père à des fêtes. L’une de ces fêtes, un mariage, avait laissé à mon père un souvenir inoubliable : il avait achevé la nuit, au lit, entre les mariés ! Quand mon père et ma mère, à leur tour, se marièrent, vêtus d’uniformes américains, ils n'eurent, pour tout cadeau de mariage ... qu’une cartouche de cigarettes.
Bien des années plus tard, ma mère déclina, irréversiblement. Il advint qu'elle ne sut plus qui elle était, où elle était, qui j’étais moi-même. Elle m'avait dit souvent qu'elle adorait le violon : dans le silence du cimetière, une violoniste joua, près de sa tombe, de la musique klezmer.
26/1/2022
"Ciel" (24/1/2018)