Mon père aimait aller à la pêche. Lorsque j'avais treize ou quatorze ans, je l'accompagnais avec enthousiasme pour pêcher « à la brouillure ». Nous entrions dans la Meurthe jusqu’aux genoux, tout en remuant avec les pieds le sable au fond de l’eau, de sorte que nous attirions les ablettes et les goujons.
Un jour, lors d’une partie de pêche semblable à toutes les autres, le plaisir que j'y prenais cessa de façon inattendue. Ce fut pour moi, l’espace de quelques secondes, une expérience quasi mystique. J'avais attrapé une perche, et de peur qu’elle ne se détache de l’hameçon et ne retombe dans l’eau, je l’avais fait tomber sur le talus, derrière moi. Je m’approchai pour décrocher le poisson lorsqu’en me penchant vers lui, je pris soudain conscience qu’il me regardait. Ce fut une révélation : au travers de ce regard, il y avait là une vie , la vie, et j’étais sur le point, sans absolue nécessité, d’y mettre fin.
Dans les jours qui suivirent, je saisis toutes sortes de prétextes pour ne plus accompagner mon père à la pêche. Je n’ai même jamais osé lui expliquer clairement les raisons pour lesquelles je me détournai progressivement de ce qui m'avait tellement passionné. Mon père s’interrogea longuement, et en vain, sur les raisons de cette désaffection.
C’est au travers d’une expérience inattendue que nous percevons autrement ce qui nous entoure : la vie est pleine de ces miracles du quotidien qui infléchissent notre vision du monde et nous font changer de route.
23/5/22