Quand j’étais adolescent, dans le café de mes parents, nous avions un client agriculteur, toujours vêtu d’un bleu de travail, si ponctuel, que pour savoir le degré d’avancement de la journée, nous nous demandions, : « est-ce qu’Albertin est déjà passé ? ».
Albertin avait pour habitude de conduire la conversation, invariablement et presque insensiblement, de sorte qu’elle le mène à raconter « sa » guerre, celle de 1914, au « Chemin des Dames ». Lui qui en était revenu sans infirmité apparente, était, néanmoins, hanté par la mort d’un de ses frères d’armes, tué par un éclat d’obus, tout près de lui. Il revoyait cela, sans cesse, et c’est, peut-être, bien plus qu’à travers les romans « Le feu » de Barbusse, « Orages d’acier » de Jünger, « Les croix de bois » de Dorgelès, à travers ce souvenir, ineffaçable, mille fois évoqué, que j’ai pris conscience de la barbarie de ces combats où des hommes s’entre-tuent alors qu'ils n'ont aucun pouvoir de décision.
Je revois Albertin s’asseoir, à dix-huit heures précises, à la même place, chaque jour, et commander un « demi-setier » de vin rouge. Je le servais, quelquefois. Il me surnommait, Dieu sait pourquoi, « Coco des roseaux ».
La guerre est revenue en Europe. Au-delà des points de vue des uns et des autres, je plaide pour l’arrêt des combats, l’arrêt de cette œuvre de mort qui s’accomplit sous nos yeux, et pour que les armées en présence retrouvent, d’urgence, le chemin d’un dialogue à visage découvert, et qu’elles fassent taire leurs canons, au profit de la parole, cette parole humaine, seule capable de véhiculer de l’ amour, et que cesse, cesse, enfin, « le feu ».
1/6/22