A coup sûr, ça a été l'un des pires hivers, le plus froid de notre enfance .
Un matin
de cet hiver-là, alors que nous étions encore au chaud sous nos édredons,
Fernand - un des fils des Lanty, la ferme la plus proche - nous avait apporté
un corbeau transi, famélique, incapable du moindre battement d'ailes,
aussi inerte qu'une statue, comme d'ailleurs ses frères que nous apercevions
depuis nos fenêtres, épars sur les champs couverts d'une épaisse couche
de neige, tout droit sortis d'un tableau de Bosch ou de Bruegel l'Ancien
maintenan,
il était là, hiératique, indifférent à nos caresses, hésitantes sans doute,
car le corbeau nous inspirait une compassion mêlée de crainte : en effet, alors,
dans les campagnes, on le clouait encore sur les portes des granges, ou
on l'accrochait au bout d'une perche en plein champ, épouvantail pitoyable,
pour effrayer ses congénères, maudit depuis la nuit des temps, oiseau noir
de mauvais augure, funeste, honni des paysans dont il dévastait les semailles
et dévorait les récoltes
nous, nous dénichions ses oeufs au haut des grands
arbres, précieux butin que nous descendions, tout chauds, dans notre bouche.
. . . . . . .
le corbeau disparut le soir-même, comme il était venu,sans aucune explication
de la part de nos parents. Je pense aujourd'hui que le passage du froid glacial
à la chaleur de notre chambre l'avait tué, à l'image de ces déportés, faméliques
eux aussi, qui, se jetant sur les rations des soldats qui les avaient libérés, ou
de ces hommes harcelés par la soif dans le désert, à qui on donnait à boire,
et qui, les uns et les autres, en mouraient,
comme si un bonheur trop soudain du corps et de l'"âme"
était insupportable aux dieux