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Publications sur Toute La Poésie

Petites choses

10 janvier 2012 - 08:35

It’s such a little thing to weep
So short a thing to sigh;
And yet by trades the size of these
We men and women die!

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C’est si petite chose de pleurer
Si brève chose de soupirer ;
Pourtant c’est dans des métiers de cette taille
Qu’hommes et femmes nous mourons !

[91] La vie – Autres poèmes (traduction P. Messaien) – Emily Dickinson (poétesse américaine, 1830-1886)



C’est petite chose un poème,
C’est un fragment de temps volé
Sur l’étal bleu d’un ciel bohème.

Ce sont trois mots d’instant frôlé
Par la tristesse ou la tendresse
Face au jour gris, froid, désolé.

Tu la connais, toi, la caresse
Du vent léger ou du soleil,
Petite chose et grande ivresse !

Est-ce un carat d’or et vermeil ?
Qui sait le poids de la parole
Aux cours du songe et de l’éveil ?

Oh ! trois fois rien, l’écrit s’envole,
Loin par dessus soupirs et pleurs,
Petite chose ample et frivole.

Que sont les vers ? Bouquet de fleurs !
Parfums subtils que l’esprit sème
Pour déguiser morts et malheurs,

C’est petite chose un poème !

Dédicace

01 janvier 2012 - 11:18

Je dédie à tes pleurs, à ton sourire,
Mes plus douces pensées,
Celles que je te dis, celles aussi
Qui demeurent imprécisées
Et trop profondes pour les dire.

Je dédie à tes pleurs, à ton sourire - Les heures claires - Émile Verhaeren (1855-1916)


Tout poème s'écrit en dédicace,
De mots abandonnés au souvenir,
Mais l'attente d'Argos* ne peut finir,
La mémoire est une île où tout s'efface.

Vieil aède, ta voix, jamais ne lasse,
Ton verbe est bel et doux à retenir,
D'un éclat franc que rien ne peut ternir,
C'est le poil noir et dru d'un chien de chasse.

La main aime parfois à caresser
Tout ce temps allongé pour paresser ;
Argos, faut-il bénir, faut-il maudire ?

Attendre est une mort où tout renaît,
L'amour réserve encore un clair sonnet
A dédier à tes pleurs, à ton sourire.


*Argos, ou Argus, le chien fidèle d'Ulysse

Respirer le vent des matins de la terre

28 décembre 2011 - 01:12

Combien s'en sont allés de tous les cœurs vivants
Au séjour solitaire,
Sans avoir bu le miel ni respiré le vent
Des matins de la terre.

Le temps de vivre – Le cœur innombrable (1901) - Anna de Noailles


Pour respirer le vent des matins de la terre,
On veut mettre à ses pieds les semelles du temps,
Courent les jours, courent les ans,
Courte est la vie et solitaire.

De nos traces au sol, il ne restera rien,
L'herbe a peu de mémoire et bien plus que la pierre
- Tout est oubli, tout est poussière -
Du pas léger qui n'est pas sien.

C'est la loi de la marche et la loi de la course,
Qui veut fouler la terre abandonne les cieux,
Trop loin du cœur, si loin des yeux,
Loin du chemin de la Grande Ourse.

Orion, le Chasseur, défait son baudrier,
On sent vibrer la terre en restant immobile,
On fait venir le son fragile
Comme la fleur de l'amandier.

Ô temps figé, dernier mystère !
Pour vivre enfin, boire le miel,
N'est-il pas le moment de contempler le ciel
Et respirer le vent des matins de la terre ?

Éclats de rêve et de Tesson

25 décembre 2011 - 04:43

Ce texte est un écho au livre "Dans les forêts de Sibérie" que Sylvain Tesson a consacré à ses six mois d'isolement sur les berges du lac Baïkal.
L'auteur n'était d'ailleurs pas si seul que cela : il était venu accompagné de livres de tous horizons, de ses cigares et surtout, de sa vodka. Un livre enivrant à lire avec modération.

Nous sommes comme des noix. Nous devons être brisés pour être découverts.
The Wanderer (L’Errant, 1932) – Khalil Gibran (poète libanais)


Nos rêves se réalisent mais ce ne sont que des bulles de savon explosant dans l’inéluctable.
Dans les forêts de Sibérie (Gallimard, p.90, 2011) – Sylvain Tesson


Éclats de verre ou de tesson,
Débris jouant de la lumière,
Soleil brûlant haut sur la pierre,
L’âme brisée a-t-elle un son ?

Ô solitude ivre et chérie,
Mêlant la glace et la vodka,
Là le haïku, là le tanka,
Préfères-tu la Sibérie ?

Vifs et légers – bulle et savon -
Sont les serpents bleus du cigare,
Qui font le ciel où l’on s’égare,
Qu’on parle russe ou le slavon.

Sommes-nous seuls avec un livre ?
Entre la steppe et la toundra,
La taïga sort l’apparat
Pour célébrer le temps de vivre.

Manier la hache ou le merlin
Et le ciseau puis la varlope
Pour ciseler ce grand canope
Qui contiendrait le cœur félin.

Mais tout se brise – inéluctable -
Comme les noix, comme le bois
Car tout explose aux coups du froid
Qui se ferait chamane ou diable.

Qui fait sa vie apprend leçon
Qui du soleil, qui des étoiles,
Qui du Grand Lac et de ses voiles,
Éclats de rêve et de Tesson !

La beauté que je sers

25 décembre 2011 - 01:45

La beauté que je sers, et qui m'est si cruelle,
Se peut bien appeler un miracle des cieux,
C'est la peine du cœur, c'est le plaisir des yeux,
Et le divin objet d'une flamme immortelle.

La mère des amours ne fut jamais si belle,
Ses regards sont partout des vainqueurs glorieux ;
Et sa bouche qui forme un parler gracieux,
A l'éclat et l'odeur d'une rose nouvelle.

Un excès de beauté me force à l'adorer;
Un excès de rigueur me défend d'espérer,
Sa beauté veut mon cœur, sa rigueur veut ma vie.

Ainsi le seul trépas a droit de me guérir,
Et je ne puis jamais, ayant connu Sylvie,
Ni la voir sans l'aimer, ni l'aimer sans mourir.

La beauté que je sers - Jean-François Sarrasin (~1611-1654)



C'était sous Mazarin, autant qu'il m'en souvienne,
Les siècles ont passé
Sur les salons poudrés – parfums de Madeleine
Et de biscuit glacé.

Elle était Scudéry, Sappho pour le poète
Ou l'homme de l'esprit,
Le samedi surtout était un jour de fête
Que l'on pleure ou qu'on rit.

On se sentait perdu sans la Carte de Tendre,
Pays délicieux ;
Qu'il fasse chaud ou froid, tout était à cœur fendre
Sous les traits précieux.

Un souffle était tempête, un rien était abîme,
Aimer c'était mourir ;
Que leur cœur était grand pour célébrer l'infime,
Germer c'était fleurir !

Et quand l'amour montait, ainsi que l'orge en herbe,
Ou que le sarrasin,
On le faisait dorer aux treilles de Malherbe,
Ainsi que le raisin.

Et l'on citait Scarron et Ménage et Voiture,
Parfois même Ronsard ;
Qui sait pleurer la vie avec désinvolture
Doit le faire avec art.

Vois, ce sonnet n'est plus que l'ombre d'une envie,
Il reste le prénom,
La beauté que je sers est encore Sylvie,
Ô filles de Junon !

C'était sous Mazarin, autant qu'il m'en souvienne,
Les siècles ont passé,
Mes vers ont la vigueur, la frénésie ancienne,
D'un étalon racé.