La fleur et le vieux singe
C'est l'histoire d'un vieux primate
Ami (si rare) de Socrate.
Il promenait, d'un pas pesant,
Son corps fatigué dans les champs,
Pour la fraîcheur simple et tranquille
Qu'on ne connaissait plus en ville.
Enivré, bien mieux qu'autrefois,
Par les parfums doux des sous-bois,
L'ancêtre suivait l'invisible,
Heureux, tant il était sensible.
«Ô dieux puissants de la Beauté,
Qui me donnez à contempler
Le saint des saints, sa transcendance,
En votre Temple, avec confiance,
Emportez-moi dès maintenant
Dans la tombe, je vous attends.»
Mais nulle réponse divine,
Autre qu'un murmure en sourdine
Échappé d'un nid, ne venait
Rassurer l'ancien qui rêvait.
Dans ce délicat paysage
Une corole en ermitage
Observait le grand visiteur.
Pourquoi ce sourire et ces pleurs ?
Elle s'étira, tout en grâce,
Et le regarda, face à face.
«Êtes-vous le roi du pays ?
Vos bras ballants, tout engourdis,
Nul sceptre et nulle aura de gloire,
Ou bien me trompé-je d'histoire ?»
Le primate fut étonné :
- Est-ce vous qui m'avez parlé ?
La fleurette fit un sourire.
- Oui, me voici, charmant Sire
Heureuse, et flattée comme il faut
Que vous compreniez tous mes mots.
- Jolie fleur, voyez donc mon âge :
Ô combien je sais ce langage,
Et combien j'aimais sa douceur !
Mais voici la fin de ma vie...
- Cessez donc cette maladie :
Je suis ici, vous, devant moi,
Du reste on ne s'enrichit pas.»
Le vieux singe éclate de rire
Et retient un léger soupir :
Que n'ai-je encore pour lui plaire
Un jeune corps ... Vaine prière...
«Allons venez plus près de moi,
Vous êtes si haut, quel effroi !»
Il s'allonge dans l'herbe tendre
Hébété de n'y rien comprendre
Et la fleur se glisse à l'abri
Contre son cœur tout adouci.
«Soyez aimable, cher grand maître :
Il faut maintenant me promettre,
Afin que nous vivions contents,
De ne pas cueillir mon printemps :
J'en mourrais d'une mort atroce
Alors que, d'un penchant précoce,
Un peu de mon cœur dans vos bras
S'éveille et ne s'en lasse pas.
- Ma charmante, ma bien-aimée,
Je voudrais être la rosée...
Ne craignez nul geste sauvage
Et gardez moi sur ce nuage...»
Indiscrets du monde banal,
Fermez cet œil paradoxal...
Vous ne saurez, j'en fais serment,
Rien de l'endroit coupé du temps
Où cette histoire, à la lumière,
Unit le beau et le sincère.
Treize desserts, 2013 ©M.KISSINE 9782919390199
