Souvenirs d'installation
Ce sont les lapins qui ont été étonnés (1)
Sans le vouloir, j'ai contrarié
Les lapins, dans leur beau quartier,
Qui consommaient, belle fortune,
Dans le moulin, rayons de lune.
Ils sont partis, mes feux follets
Parmi le thym, le serpolet
Qui poussaient comme la broussaille
Autour de l'ancienne muraille.
Ils reviendront dans quelques temps,
Je l'espère, amicalement.
Le locataire de l'étage,
Étonné, malgré son bel âge,
Me considérant bien, de haut,
Me dit en levant son chapeau :
Cher visiteur, soyez aimable
Et retrouvez, sur ce beau sable
Mon couvre-chef en plumes d'air
Qui tombe toujours à l'envers
Dès que j'accorde une entrevue.
Je me présente à votre vue :
Hibou Premier. Je suis garant
Des ailes de ce monument
Depuis vingt ans. C'est une affaire
Dont je suis seul à satisfaire
Avec sagesse, la beauté.
Je m'inclinai pour mieux cacher
Mon émotion néophyte
À cet emplumé cénobite
Et je fis tous mes compliments,
Imitant la douceur du vent,
À ce conservateur aimable.
Un peu gêné, d'être, à sa table,
Une sorte de tabouret
Un étrange au sang de navet,
Parisien, plein d'idées reçues,
Je passai ma vie en revue
Dans le silence du moulin.
Bonne farine fait bon pain.
C'est d'ici que je vous envoie,
Mes amis, le soleil, la joie
Que vous ignorez, à Paris.
Car, voyez-vous, le paradis
N'est pas ailleurs - et je le pense,
Plus délicieux qu'en Provence.
Imaginez, à petits pas,
Les beaux troupeaux rentrant au mas,
Donnant leur tendre sonatine
Aux paysans de nos collines.
Cela vaut tous les opéras
Qu'on paie si cher, les falbalas
Qui nous serrent tant à la taille
Et au gosier ! Chapeau de paille
Aux demoiselles promenant
Dans leurs paniers, parfums charmants.
Sait-on, chez vous, ce que veut dire
Aimer, libre, ce qu'on admire ?
Oh mes amis, comprenez-moi :
Depuis que je vis près des bois,
Dans le thym et dans la lavande
Imaginez que je demande
Au matin simplement le jour,
Tel qu'il éclaire les amours !
Voyez, lorsque de nos Alpages
Arrivent les bêtes, bien sages,
Les cœurs s'écrient : Ah, les voilà,
Le beau printemps guide leurs pas.
Tous les hameaux, alors, s'éveillent
Les petits enfants s'émerveillent
De voir les tout jeunes agneaux
Étonnés (ils sont nés là-haut)
Par la société bigarrée
De mille couleurs irisées.
Les bergers voient d'autres bonheurs
Dans ce que murmurent les fleurs
Sur leur passage, en respirant.
Les chiens, fidèles, près des bancs,
Honorant leur lourde gamelle,
Remuent la queue. La vie est belle !
Ils ont achevé leur travail
Accompagné le beau bétail
Enrichi de grande nature,
Et je le dis et je le jure,
Ils sont archanges du pays.
Sans épées et sans pilori,
Plus modestes que la rosée
De la prochaine matinée.
De mon moulin, mes chers amis,
Je vous salue, adieu, Paris !
Adieu la folie magistrale !
Ici, la pureté natale
Unit la terre et son chapeau
Percé d'étoiles jusqu'en haut.
2016-M.KISSINE - FABLES, CONTES et NOUVELLES - ISBN 9781326728755
(1) Alphonse Daudet, Lettres de mon Moulin