le jour où
un obus, venu d'on ne sait où,
a troué de part en part les murs,
exactement à l'angle de la salle
où chaque jour elle s'asseyait,
à la juste hauteur mortelle :
le hasard seul, aveugle, a voulu
que ce jour-là soit un dimanche
et qu'elle n'était pas là
le poète l'a dit, à peu près :
même un tir de roquette
" jamais n'abolira le hasard"
le jour où
nous avons passé le pont sur le Chari
qui conduisait au Cameroun
et que nous avons éprouvé alors
un grand sentiment de légèreté ,
comme une libération, un don gratuit ,
la respiration du noyé
sortant la tête hors de l'eau et sauvé ,
alors seulement nous avons compris
que nous avions vécu des mois
dans cette terreur inconsciente
qui façonne notre être profond,
à notre insu, comme chez les boeufs
promis à l'abattoir et qui ruminent,
résignés, consentants
dans l'attente de la mort
le jour où
nous avons erré sans boussole,
à travers un pays sans routes :
les pistes se croisaient, anonymes,
et nous ne savions pas s'il fallait
prendre l'une ou l'autre,
ou cette autre encore,
jusqu'au village-fantôme
accroché au haut de la falaise
et surplombant le lit à sec d'une rivière
qui s'était perdue dans les sables
ou avait changé son cours,
effet sans doute de la malédiction
des Esprits que les hommes, ingrats,
avaient abandonnés
pour un nouveau Dieu étranger
le jour où . . . . .
le jour où . . . .
mille jours,
jusqu'au jour où nous repartirions,
cette fois pour toujours
nous emporterions de ces années
au sud du Sahara
non des masques et des tapis
mais, au plus profond de nous-mêmes,
l'image, magnifiée sans doute
mais vraie, éternellement vraie,
de ces être fragiles mais debout
dans le plus grand dénuement
et au coeur du malheur,
réduits à leur seule condition d'hommes
et tirant de là leur force et leur beauté,
ne craignant ni la faim, ni la soif,
ni la mort, fières épures
de ce que l'humanité
a de plus misérable et de plus grand,
forçant le respect par leur courage
et leur foi, malgré tout,
en un avenir moins sombre,
pour leurs enfants
ou les enfants de leurs enfants
ils auraient pu dire avec le poète* :
" A tous les repas pris en commun,
nous invitons la liberté à s’asseoir.
La place demeure vide
mais le couvert reste mis "
*René Char, Feuillets d’Hypnos, 131