L'enfant et la machine à hasard
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« Connaissez-vous ce fou, ce magicien illuminé ?
La carte à puce, c'est lui qui l'a inventée.
(Quatre yeux étonnés attendent une suite.)
- C'est Roland Moreno qu'une errance fortuite
M'a donné de connaître il y a quelques temps.
Inventeur, scientifique et rêveur à plein temps.
En fait, précisément, j'ignore trop encore
De sa profession, car il est multi-corps :
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« Journaliste parfois, et bohème souvent
Cet homme-là, pour moi, est fort intéressant.
Donc, outre la carte morpionnée dont on use
Aujourd'hui pour payer sans que le billet s'use,
Il a fait breveter des inventions terribles
Et les a baptisées de noms inaccessibles.
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Loufoque, poétique, il a dépoussiéré
Le domaine sacré de l'Université.
Ainsi, le "Matapof" est de son invention,
Dont voici, en deux mots, début d'explication.
C'est un objet hirsute avec des fils, des diodes,
Un enchevêtrement fabuleux d'électrodes,
Dans une caisse en bois fabriquée de ses mains.
(L'enfant lève le nez, puis il lâche son pain.)
Avec cette machine on peut tirer à pile
Ou face simplement, ce qui paraît facile :
Inventer le hasard, c'est le but exhaustif
Du Matapof, voilà... (Le regard est pensif
Et sourit doucement.) – Allez, raconte-moi
Tu m'épates vraiment, dis, où as-tu vu ça ?
– La démonstration est dans un court-métrage
On y voit Moreno, deux copains de son âge,
Et le plan rapproché sur la boîte magique
Illustre, et en tous points, le discours théorique.
Mais le hasard, c'est vrai, échappe à la recherche :
On travaille dessus, sans savoir ce qu'on cherche.
Les premiers initiés à la "matapofise"
Ont, l'un, le regard froid, l'autre une mine exquise.
Dans la boîte, il y a un bouton noir, pervers,
Qui permet de truquer le résultat : C'est clair :
La machine à hasard est l'œuvre d'un génie :
Avant la calculette et son algorithmie
Le Matapof a fait un bras d'honneur à Dieu.
(L'enfant hoche la tête : enfin il comprend mieux.)
– Super, c'est une arnaque alors, cette invention ?
– Peut-être. Qui peut dire ? On en trouve à foison
Dans les jeux de hasard qui sont tous interdits,
Soi-disant, ou alors, tu sais, la loterie
Existe bel et bien. Or la régie française
Y trouve son crédit et s'en porte fort aise. »
Le plus beau dans l'histoire de cette machine
Est le prix qu'on lui donne et la suite est coquine :
L'inventeur la raconte : Il allait de bureau
En bureau, encombré par le trésor-fardeau
Cherchant à partager sa passion d'inventer
Rêvant qu'on reconnût son talent d'avancer.
Le Matapof, un jour, à un grand "décideur"
Donna tant de plaisir – disons-le, de bonheur,
Que, se levant d'un coup, il dit : Je vous l'achète !
Combien en voulez-vous ? Et l'homme joue l'arpète :
Mais ça n'a pas de prix, combien l'estimez-vous ?
Le directeur séduit signe un chèque et... c'est tout :
Le prix n'y était pas. L'inventeur l'a gardé,
L'a mis contre son cœur et n'a pas oublié.
Sais-tu comment l'on peut définir le hasard ?
C'est une loi de Dieu qui arrive trop tard :
Il n'a pas eu le temps de la signer. – C'est fou !
Vraiment, le Matapof est une histoire à trous. »
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À mon fils Louis
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©M.KISSINE
Quelques citations de Roland Moreno, extraites de "La Théorie du Bordel ambiant", Moreno dont une des inventions, le bachotron, fait l'objet d'un livre intitulé : la carte à puce, histoire secrète.
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Comment les mots, misérables chaînes de caractères, pourraient-ils servir à véhiculer les soliloques de la conscience ! C'est comme si on voulait faire une déclaration d'amour en morse (ou en GWBasic).
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J'ai décidé que tant qu'on n'aurait pas inventé la télépathie il faudrait renoncer à communiquer.
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Je n'ai pas assez de larmes pour porter des lentilles de contact.
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S'interroger, cela ne vaut-il pas mieux que de marcher au pas ?
La Théorie du Bordel ambiant (1990)
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