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Publications sur Toute La Poésie

Antoine et Alice

15 octobre 2025 - 06:54

Ils étaient tous deux presqu'aussi vieux que l'ancien four à bois

dans lequel il avait cuit le pain pour tous pendant un demi-siècle

et qui, vrai Moloch , crachait du feu en fin de nuit et , au matin,

Dieu rassasié, exhalait son haleine brûlante quand l'homme,

pour ajuster le degré de chauffe, enfournait quelques fougasses*

d'un seul geste puis, pour juger du point de cuisson, les retirait,

souvent dorées à point ou alors, les mauvais jours, noircies,

cramées, au goût de caramel inoubliable, au bord de l'amertume

 

Leur vieillesse heureuse

s'étirait maintenant, à l'étage, dans cette si douce chaleur

qui montait vers eux depuis le fournil, dont la vie secrète

leur était si familière qu'ils reconnaissaient chacun des bruits,

chaque frôlement, le moindre murmure , les silences aussi

que ponctuaient des éclats de voix qui, souvent, évoquaient,

pour eux, un visage, des rires qui leur réchauffaient le cœur,

les ramenant sans cesse aux belles années d'autrefois,

quand, dans la nuit, Antoine pétrissait religieusement la

pâte qui gonflait pendant qu'il jetait les tous premiers sarments

dans le four béant, encore tout tiède des fournées de la veille

 

La rue s'embrasait à son tour et, en face, sur les façades

à travers la fenêtre largement ouverte du fournil,

se jouait, en ombres chinoises, la Geste fantastique

dont Antoine était le vrai héros, Don Quichotte moderne,

ferraillant devant les braises ardentes, avançant hardiment

puis battant en retraite, revenant cent fois à l'assaut

dans ce qui semblait être un combat dérisoire, interminable,

dont sortirait pourtant la miche de pain de chacun d'entre nous

 

Vers la fin de leur vie, ils descendaient parfois de leur refuge

parmi les pains, aux formes et aux noms inconnus autrefois,

paillasses, torsadés, en épi, aux noix, au germe de blé, au sésame,...


Antoine les caressait du regard, entre nostalgie, étonnement

et tristesse : " Aujourd'hui, Monsieur, tout n'est que fantaisie ... "

Alice le regardait, assise sur la dernière marche de l'escalier,

un peu perdue elle aussi, mais son éternel sourire aux lèvres

 

Heureusement, le vieux four était toujours là, encore chaud

de la dernière fournée du matin, fidèle et qui ne ment pas.

 

 

                      Et il serait encore là, longtemps après eux ... .

 

 

* Les fougasses d'aujourd'hui ( fogazza) nous ont fait oublier que leur fonction initiale était de vérifier que le four était à bonne température. Leur goût est incomparable ( sans rapport avec les ersatz qu'on vend sous ce nom aujourd'hui, sauf évidemment si elles ont été cuites comme ici, dans un four à bois ).

"Caminante, no hay camino …" *

04 octobre 2025 - 10:20


en vrai enfant de la rivière, il savait,
par expérience,
qu'on ne peut vaincre le courant,
pour le traverser,
qu'en se soumettant à lui,
en se livrant à son bon vouloir,
pour reprendre pied très en aval,
sur l'autre rive

 

et pourtant, il avait le sentiment ,
enivrant, de dompter le torrent
alors qu'il n'en était que l'esclave
habile, de duper cette force brute,
hypocritement, pour parvenir à ses fins

 

autour de la piste,
les tambours se sont tus, et là-haut
la femme ailée, les yeux bandés,
lâche son trapèze, en un vol mortel,
corps aveugle à la dérive,
dans un temps suspendu
et suant l'effroi ..... mais
elle fend l'air, dans une trajectoire
parfaite, comme la flêche de l'archer,
pour se suspendre, au bout de sa course
aux mains tendues de son partenaire


le chef d'orchestre incontesté**
au sommet de son art,
souverain, suspend son geste,
porte son regard jusqu'à l'horizon,
tel le cavalier qui rend les rênes
à sa monture,
et la horde de ses chevaux sauvages,
pleine de fougue et indomptée,
poursuit seule sa course, le galop assuré,
ivre de liberté, inventant son chemin
dans la prairie, jusqu'au corral
où elle s'abat, tout à coup apaisée,
saoulée par les grands espaces,
épuisée, étonnée de son aventure
et les flancs encore frémissants

 

alors, le chef d'orchestre,
seul vrai maître du jeu, même absent,
d'un geste bref, abrupt, met un point final
à la chevauchée sublime

 

                         ..............

 

l'enfant de la rivière, la femme trapéziste,
le chef d'orchestre semblent nous suggérer,
peut-être, chacun à sa manière, qu’on peut,

 

"atteindre son but sans savoir comment ***,

 

après avoir acquis l'habileté d'un maître
par une pratique têtue, de paysan à la terre,
d'artisan, outil à la main, de marin sur le pont,
inébranlable au coeur des plus fortes tempêtes,

comme dans le vol du papillon dont on suit,
avec crainte et étonnement, les arabesques
inattendues, mais qui ne l'empêchent jamais,
au terme de sa course,
de plonger enfin dans la corolle odorante,
et de s'enivrer de son puissant nectar


tout comme le poème le plus ordinaire qui,
après des tâtonnements, des repentirs,
prend sa forme définitive, indiscutable,
intangible,
enfant sortant difficilement, après neuf mois
du ventre de sa mère, et qu'on accueille
         comme s'il était annoncé,
                         prévu de toute éternité

 

 

* « Caminante, no hay camino, se hace el camino al andar » Antonio Machado

( Marcheur, il n’y a pas de chemin, on fait le chemin en marchant )

 

** Témoignage du grand chef d’orchestre Georges Prêtre

 

*** Tchouang-tseu dans «Le rêve du papillon »

« Atteindre son but sans savoir comment est appelé avoir la Voie. »

Mais , il y a un travail préalable à faire sur soi : se défaire d’idées reçues, de réflexes acquis, de principes d’action, … , car,

« La vie est comme la suie qui se dépose sur le cul d'une casserole. » . Et qu’il faut décaper d’abord.

La caresse de l'eau

12 septembre 2025 - 11:22


 


Dos crawlé

                            face vers le ciel,

ses deux bras, l'un puis l'autre,

labourent la surface de l'eau

comme les aubes des bateaux

qui remontaient le Mississipi

                    ou comme les norias

dans les terres assoiffées du sud

 

chaque brasse soulevant une traînée

de perles nacrées, queue de comète

un instant suspendue dans l'air,

                          puis s'évanouissant

 

un étau froid enserrant sa poitrine,

l'instant d'avant chauffée à blanc

par le sable brûlant au soleil,

nappe liquide frémissante

             sur son torse, parcourue

par de courtes vaguelettes

comme sur la plage à marée basse

 

le visage à demi-immergé,

divisé au couteau par la ligne-frontière

entre l'air et l'eau, nuque glacée,

                                         face éblouie

 

tout le corps enveloppé

    comme par la longue caresse

                     d'une main de femme,

                                                  la nuit,

 

dans ces noces de l’homme

 

                                      et de l’océan

La fin d'un amour

30 août 2025 - 03:53

dans son regard mauve,
l'amante-amoureuse a vu se lever
beaucoup d'aurores hésitantes
et flamboyer bien des couchants

 

elle l'a perdu,
il a disparu, cet amour,
dans les grandes plaines de la Volga,
ainsi que, depuis le fleuve,
s'effacent peu à peu les isbas
et ne demeurent que les panaches
de fumée au-dessus d'elles,
de plus en plus ténus, évanescents,
jusqu'à se dissoudre à l'horizon

 

" comme une enfance
en train de se perdre,
une force qui se défait,
un amour qui s'effondre"*

 

* Rilke, Lettre à Lou du 18 juillet 1903

Un homme, une nuit

10 août 2025 - 09:48


          nuits, noir d'aile de corbeau,
golfes profonds au mouillage sûr,
une escale, avant une autre traversée
de journées fades ou trépidantes,
à l'image d'une mer, imprévisible

 

le sommeil vient comme un voleur,
au détour du chemin, léger et furtif

 

dans la nuit,
corps  se frottant à un autre corps,
coque battant contre un ponton,
ou les pieds emmêlés aux siens,
ancre jetée dans la mer des Sargasses,
au royaume des ombres
dans un temps mort, temps préservé,
peuplé de rêves et de cauchemars,
effaçant les murs et les frontières,
ouvrant de nouveaux territoires
et d'étranges espaces de liberté

 

une vie, aussi réelle que l'autre,
aventureuse et pleine,
avec de soudains flashs,
sursauts d'une conscience claire,
plages dorées ou de sable noir,
parenthèses insomniaques,
souvent objets de crainte,
cours grises des prisons, le matin,
où l'on dresse l'échafaud,
mais parfois bienvenues,
comme pour Montaigne
qui demandait qu'on le réveille
dans son sommeil, pour mieux jouir
d'un temps suspendu, effacé, inutile,
et peut-être rompre
avec ce retrait, cette absence à soi
qui ressemble à une mort,
                         dans un temps aboli

 

 

au matin,
après la transparence de la nuit,
et sa vérité nue,
à nouveau le temps du doute,
l'ère du soupçon,
l'homme quotidien retrouvé,
qui avance masqué,
les deux yeux grands ouverts,
un oeil tendre ou effaré,
scrutant le monde, l'autre, inquiet,
hésitant, tourné vers soi,
encore troublé par la rencontre
               de l'inconnu de la nuit