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Publications sur Toute La Poésie

L'île de Ré

09 mai 2025 - 09:41

comme un navire immobile

sous un ciel intensément gris,

en cale sèche à marée basse,

coque à nu, sertie de varech,

de coquillages et de boue,

du sang de ses marais salants,*

 

ses passagers prisonniers

tels les forçats d'autrefois,

en partance pour la Guyane,

dans un temps suspendu, indistinct,

où les voix se mêlent aux cris

des mouettes

            et des marins péris en mer,

 

           l'île de Ré,

 

    si familière, si secrète,


                     si proche et si lointaine

 

 

 

*La couleur des marais salants varie selon la salinité et dépend des micro-organismes présents dans l'eau. Elle peut être d'un rouge intense.

Nuit au goût amer

25 avril 2025 - 02:11

          amante blessée et qui le fuit,
bientôt hors d'atteinte de son regard,
de sa voix, si étrangère tout à coup,
si lointaine, perdue, éperdue,
sa barque en allée au fond d'une anse,
à l'autre bout de l'étang

 

          lui, de ce côté-ci de l'eau,
pauvre héron exilé, proscrit,
dressé lamentablement sur un pied,
rêveur sempiternel immobile
et ressassant sans fin
             sa perte et son malheur

 

          dans un jour, dans un mois,
quand la brise de mer se lèvera enfin
et poussera la voile vers lui
jusqu'au centre exact de l'étang,
et lui toujours à l'attendre, tremblant

 

il s'élancera alors et viendra se poser
sur  la dunette, humble, repenti,
attendant un signe d'elle, un regard,
un clignement de cils,  un geste
pour s'abattre aussitôt sur le pont,
lui, l'ancien maître incontesté des airs,
terrassé, au pied de son vainqueur

 

                      - -  - - -

 

au bout de cette nuit  au goût amer,
l'homme-héron sort de son rêve
étrange, plus mort que vif, anéanti,
naufragé retrouvant la terre ferme,
et son ancien goût de vivre et d'aimer,
tel l'ours brun sortant de sa tanière
au printemps, affaibli, encore hésitant
peut-être,
mais ébloui de soleil,
                ivre d'air et de lumière,
prêt à entrer dans la nouvelle saison

Traître à sa tribu (à André Brink)

11 avril 2025 - 04:33

Mort en plein ciel, comme il a vécu*,

                      au-dessus des mêlées sombres

 

blancs contre noirs, mais aussi blancs contre blancs,

noirs contre blancs, noirs contre noirs,

lui, le fils des anciens maîtres Afrikaners,

qui savait que blanc ou noir,  rouge sang au-dedans,

 

mais pour cela, et ce sera son titre de gloire :

traître à sa tribu,

prenant sa part au combat et aux douleurs

de ceux qui n'avaient pas de voix, des opprimés,

de ceux à qui on pouvait tout prendre,

                                                          
                                y compris la vie

 

homme en colère à la voix forte,

cette voix qui s'adressait au blanc,  cinglante,

mais aussi au noir, meurtrie, dolente,

s'élevant peu à peu jusqu'au plaidoyer vibrant,

qui est un appel à la révolte et à l'émancipation :

 

"je paierai ce qu’ils voudront pour ta liberté,

 

et alors tu pourras marcher partout où tu voudras,

 

                          des souliers aux pieds" **

 

 

ce serait alors la fin d' "une saison blanche et sèche," ***

 

l'histoire d'un grain de sable qui s'est mis a rêver**** . . .

 

 

 

 

 

* Mort en plein ciel, dans un vol entre Amsterdam et Le Cap, en 2015

 

* *  A propos d’esclaves, dans Philida, André Brink revisite l’histoire familiale

pour en faire le point de départ de son roman : le frère de l’un de ses ascendants directs

possédait, au 19e siècle, une esclave nommée Philida qui fut vendue aux enchères

parce qu’elle avait eu un enfant avec le fils de la famille… .

 

*** "Une saison blanche et sèche" d' André Brink , Prix Médicis étranger en 1980

 

**** Commentaire, par TurnThePage

La chevelure dénouée

28 mars 2025 - 09:27

quelque triste Ophélie s'est peut-être noyée

dans l'étang, cette nuit . . .

 

sa chevelure dénouée s'est échouée sur le rivage

sec et nu en cette saison de basses eaux,

le pêcheur qui relevait ses nasses et ses filets

a cru entendre des cris et des pleurs

 

étaient-ce les mouettes aux chants plaintifs

qui, ce matin encore sont nombreuses,

surtout du côté de l'anse de Maldormir,

terre de malaïgue* et de moustiques jadis,

cernée de marais, et dont le simple nom

fait naître en nous en temps ordinaire,

et plus encore aujourd'hui, un vague malaise?

 

mais, à travers le miroir sans tain de l'étang

se dévoilent, dans un décor de prairies sous-marines,

des milliers d'autres chevelures ondoyantes,* *

 

têtes coupées jetées aux chiens de mer,

dans un cimetière sous-marin verdoyant et secret,

réveillant en nous la mémoire d'autres carnages,

de massacres des Innocents, de Saint Barthélémy,

ou bien plutôt, têtes juvéniles peuplées de dorades

et d'hippocampes, de jols, de loups et de muges, ***

mais aussi d'illusions et de rêves, de projets

et d'espoirs, et promises à d'héroïques destins

 

et qui surgiront de l'onde, luisantes et tout armées,

fières Amazones sur leurs fringants coursiers,

le sein coupé afin de mieux bander leur arc

et prêtes à décocher leurs flèches sur l'ennemi

qui a égorgé sans pitié leurs frères et leurs enfants

 

puis, victorieuses, retourneront dans leur demeure,

au fond des eaux, dans la paix retrouvée de l'étang

 

le soleil est haut dans le ciel, les mouettes se sont tues

 

 

* Malaïgue ( litéralement : mauvaise eau ), effet des fortes chaleurs par temps calme, caractérisée par de fortes odeurs ( d'hydrogène sulfuré )

** Paquets d'algues : algues filaments nouées comme une natte ou une queue de cheval, en grands écheveaux.

***jols ( ou athérines : petits poissons qu'on mange en friture ) ; loups : nom des bars en Méditerranée ; muges = mulets.

L'amandier-menteur

14 mars 2025 - 02:16



 

 


             au cœur de l'inhumaine saison froide et claire,

alors que, déjà, le frêne lâche les flocons noirs

de sa brève, secrète, inaperçue floraison hivernale,

notre imprudent amandier se couvre de bourgeons

dont on se demande si, comme ces dernières années,

il ne sortira qu'un simple feuillage, vert et luisant,

ou si nous n'assisterons pas enfin à ce feu d'artifice

neige et sang qui, dans le midi, nous fait croire, un instant,

à l'arrivée du printemps avant, le plus souvent, d'être

à nouveau plongés dans ce froid implacable qu' Orion,

le gardien des lois immuables de l'univers, au plus haut

dans le ciel, hiératique et pensif dans ses solitudes glacées,

fait régner, en cette saison, depuis l'origine des temps

 

 

mais, loin de l'empyrée, près des hommes, sur les talus

et le long des chemins, partout, partageant leurs joies

et leurs misères, les aléas et les vicissitudes de leur vie,

leurs illusions et leurs défaites, il est bien là, "l'attentif",

"le vigilant"*, prêt à apporter son fragile, fugace                  
et toujours menacé hommage à la beauté du monde,

à travers son déluge de fleurs, malgré le froid de l’hiver,
 

                                                            l'amandier-menteur **

 

 

 

* Le nom hébreu de l'amandier est shaked, qui signifie “l'attentif”, “le vigilant”.

** C'est ainsi que le qualifiaient les vieux du village, parce qu'il fait croire,
souvent à tort, à l'imminence du printemps … et est la 1ère victime du gel