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Leo Dhayer

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Hors-ligne Dernière activité : mars 19 2017 04:41

#330931 Les tricoteuses du temps

Posté par Leo Dhayer - 16 février 2017 - 08:36

Les temps étaient ainsi. Tout se dissolvait ainsi. D’où cette impression de n’être que tricot abandonné, qu’une main leste et impérieuse aurait démonté. Autour des tricoteuses du temps qui perpétuent leur ouvrage, il est dans le souvenir de chacun des sourires, des horloges débonnaires, de gros poêles rougissants, d’onctueux relents de café au lait, tandis qu’au dehors le ciel bas broute les trottoirs de la ville. Les tricoteuses montent leurs rangs maille après maille et puis détricotent. Comment ne pas trembler, alors que dans le foyer mort la cendre se disperse ? Comment ne pas douter, alors que  nulle part, jamais, on ne voit s’accumuler le fil de laine en une grosse, et ronde, et rassurante boule rieuse ? Le lait a tourné. Les seins des tricoteuses se sont taris. Leurs doigts sont usés. Plus de sourires. Plus rien que les soupirs de l’homme dépouillé de lui-même, sur un trottoir inhospitalier, que d’aigres nuées viennent à présent écorcher. Où s’en allaient ces instants qu’il ne vivait plus, qu’il ne verrait plus s’ouvrir à lui, vallons ensoleillés parmi lesquels il eût pu, quiet, bercer la tranquille assurance de son identité ? Pour quel usage lui étaient-ils enlevés ? Vers quels gouffres noirs les pirates invisibles qui se lançaient à l’abordage de sa vie le détournaient-ils ? Il fonctionnait, rompu, las, vidé, sans autre projet que celui de laisser derrière lui la somme inutile de ses jours enfuis. Si tout était comme tout devrait être, toute vie devenue indifférente à sa propre perpétuation s’arrêterait d’elle-même, sans échappatoire possible. Mais tout n’était-il pas, déjà, ainsi ? Et qu’était-il, cet effacement qui le jetait corps et âme aux frontières d’un néant illusoire, sinon le résultat de cette lente, démente apocalypse ?

 

 

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#330776 Idée, de Karin Boye

Posté par Leo Dhayer - 13 février 2017 - 11:24

Je n’y suis pas. Ici-bas, je ne l’ai jamais été.
Je ne puis être autre chose qu’un reflet menteur,
qui s’interroge et se demande où est son auteur,
languissant de croiser quelque jour son être vrai.

 

Selon la légende, dans un lointain pays de délices,
s’écoule de profondeurs invisibles un flux miroitant.
Sur ses berges sableuses, quantité d’êtres éclatants,
d’âmes saintes se mirent, penchés sur l’eau tels des lys.

 

D’une éclatante lumière leurs traits sont éclairés,
l’air vacille, saturé d’une beauté sans pareille.
C’est le royaume des purs esprits où veille
celle que je suis dans un éternel été.

 

Le reflet arraché à sa source réfléchissante,
finalement emporté par un courant rageur,
erre sans savoir où il va, inconsolable rêveur.
Inachevé, il se cherche en une quête incessante.

 

Mais n’est-ce pas ce flot lointain que j’entends ?
Profondément en moi il semble couler encore.
Caché là où la vie mêlée au couchant s’évapore,
divinement engendré, mon véritable moi m’attend.

 

 

Extrait du recueil Moln (Nuages, 1922) traduit du suédois par Leo Dhayer

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#330488 À un sphinx, de Karin Boye

Posté par Leo Dhayer - 06 février 2017 - 09:23

Tel un mollusque en sa mare glacée
où jamais le soleil ne brille,
la voilà à vie condamnée
à la geôle qu’est sa coquille.
Elle peut juste cacher
son être profond
et de grands exploits rêver
dans le goémon
sans jamais vraiment,
d’un seul tenant,
se livrer par l’écrit ou l’action.

 

Tes phrases débordent d’ironie.
Tu voudrais masquer
sous une froideur jouée
l’inhérente chaleur de la vie.
Pourtant, ta voix tremble,
étrangement ténue,
sous ta pâleur il semble
que tu es émue.
Un embrasement s'opère
en secret
que nul ne connaît,
ni ne repère.

 

Tu es trop faible, sensible, immature
pour ce qui dissone et sépare.
Dans la vie, ce jeu barbare,
il te faut porter l’armure.
Tu es ce mollusque en sa mare glacée
qui dans sa coquille reste enfermé ;
si incompréhensible,
à ce point inaccessible,
que ta solitude est sans espoir.

 

 

Traduit du suédois par Leo Dhayer © Leo Dhayer 2017

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#330267 Les jours de neige

Posté par Leo Dhayer - 31 janvier 2017 - 11:34

la ligne de front recule, le souffle se fait court

à fleur de peau roulent des fleuves

bleus confluents de vie bondissants

déjà les veines aux tempes battent

et les orbites creuses

s’ombrent des nuits passées à ne jamais dormir

 

on attendait les jours de neige

ils ont repeint hier le monde en blanc

est-ce ici que l’on couche, sur le sol

des espoirs fanés pour en faire un linceul ?

 

on s’obstine, on s’entête, on voudrait voir peut-être

d’autres aurores étinceler

mais il est tard, l’heure est un violoncelle

zonzonnant, mélodieux, dans le noir

 

une voix chuchote : nous avançons dans la nuit

mais c’est le jour qui nous fait fuir

une voix chantonne : nous avançons dans la nuit

mais c’est le jour que nous cherchons

on l’écoute et l’on s’étonne

de ne plus en rire à présent

 

 

 

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#330062 Ou presque...

Posté par Leo Dhayer - 26 janvier 2017 - 12:47

je cherche l’accord parfait

la note ultime

l’harmonie imparable

je voudrais écrire le syntagme absolu

en lui-même autonome et stable

libéré de toute tutelle

perceptrice ou émettrice

je sais qu’elle doit venir

la séquence idéale

puisque tant de livres déjà écrits

et tant d’autres oubliés

ne l’auraient pas été dans un autre but

orgueil suprême

que m’imaginer être

celui par qui viendra son avènement

si à persister dans la carrière

et à creuser sans fin je m’épuise en vain

d’innombrables avant moi

s’y sont brisé les dents

ruiné la vie

grillé les neurones et l’envie

d’aligner quatre mots sur le sable

n’importe quoi

aussi bien ferait l’affaire

échtok efflak

boudinek azinul ejbrah

au diable l’accord parfait

la note ultime

l’harmonie imparable

je cherche un supplément de vie

qui jamais ne vient

ou presque

 

 

 

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#329825 L'engoulevent, de Karin Boye

Posté par Leo Dhayer - 20 janvier 2017 - 09:27

Tout juste née, la calme nuit d’été
remue des rêves dont nul ne sait rien.
Dans les eaux du lac, reflété,
un ciel crépusculaire
à la pâleur sans fin.
Le firmament blanchit.
Lointainement
l’engoulevent
solitaire entonne sa triste et morne mélodie.

 

Chétif à jamais, sa taille l’empêche
d’atteindre un jour à la lumière.
Ses ailes, sombres et rêches
et comme lestées de boue,
l’enchaînent à la terre.
Deux ailes, pour son malheur,
inaptes à planer
bonnes à traîner
au-dessus de la glèbe dont elles portent les couleurs.

 

Mais le plus blanc des cygnes au blanc plumage,
qui glisse et parade dans le matin clair
en son royal équipage,
de l’oiseau de nuit ignore
l’ardente prière.
Nul n’a de penchant si pur
que l’engoulevent
pour le grand élan
vers le toujours désirable, inatteignable azur.

 

 

[Troisième poème du recueil Moln/Nuages (1922), traduit par Leo Dhayer.]

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#329805 Polis comme galets par le temps

Posté par Leo Dhayer - 19 janvier 2017 - 06:10

une force éparpille nos vies

de nous se joue comme de billes

roulant doucement vers un gouffre

où choses, bêtes et gens glissent

 

pas un ne sait qui nous lance ni

pourquoi nous roulons vers l’abîme

car nul ne remonte à la source

d’où toute vie procède et coule

 

les unes dévalent en silence

d’autres dans un bruit de tonnerre

certaines brillent, d’autres pâlissent

mais toutes tombent à mesure

 

demain, très tard, nous finirons par

comprendre et accepter peut-être

qu’à vivre ni rime ni raison

n’est trouvable ni nécessaire

 

chimères que nous autres hommes

en vie par le caprice d’un prince

dédaigneux qui jamais ne donne

que pour reprendre sa mise enfin

 

de nous resteront quelques crânes

polis comme galets par le temps

blanchis par le soleil et foulés

au pied par des enfants de géants

 

 

 

 

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#329747 'Une fantaisie bouddhique' de Karin Boye

Posté par Leo Dhayer - 18 janvier 2017 - 10:15

Ouverte est la porte en cuivre du monde,
et sur son seuil, tout là-haut, je me tiens.
De là, c’est l’infini que mes yeux sondent,
et nul ne voit l’infiniment lointain.

 

Aussi pénétrante ma vue se fasse,
plus rien en contrebas pour l’arrêter.
De tout ce que j’ai connu, plus de trace :
grand ou petit, vie ou mort – effacés !

 

Un pas dans cette voie indiscernable,
et plus de retour possible pour moi…
Pourquoi tremblez-vous ? Suivez-moi, que diable !
Car du cosmos, la porte en cuivre bat !

 

 

 

Deuxième poème du recueil Moln (Nuages, 1922) de Karin Boye, traduit par Leo Dhayer

https://loursdanseur...lier-de-l-ours/




#329688 L'heure immonde

Posté par Leo Dhayer - 17 janvier 2017 - 08:10

je donne le la

il ne sera pas long

 

peut-être de quoi jeter l’encre

et bavasser avant le prochain train

 

ensuite viendront les fleurs

apportez-les si vous voulez

 

épris de tout mais sans excès

nous filerons dans la nuit longue

 

nos chœurs auront du lendemain

l’air épais mais sans âme des tueurs

 

aussi, de vous à moi qui l’aurais

peut-être un jour admis

 

vains sont nos efforts qui visent

à reprendre la route et la main

 

il n’y a pas assez de mots

où coule l’heure immonde

 

 

 

« À l’enseigne de l'ours danseur », blog de Leo Dhayer :
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#329634 'Nuages' de Karin Boye, traduit par Leo Dhayer

Posté par Leo Dhayer - 16 janvier 2017 - 08:52

Voyez les imposants nuages dont les lointains sommets,

blancs telle neige blanche, altiers et lumineux, se dressent !

Indolents, ils glissent et de même ici-bas ils cessent

lentement d’être, peu à peu dissous en fraîches ondées.

 

Majestueux nuages qui défilent, indifférents,

droit vers la vie et la mort sous un soleil radieux

dans un clair et pur éther, sans un souci, oublieux

superbement sereins, méprisant le sort qui les attend.

 

S’il m’était accordé, le solennel honneur de ceux-là,

j'irais tout là-haut, où le fracas du monde s’arrête,

couronnée de lumière d’or, ignorant la tempête

qui pourrait éclater, gronder de colère autour de moi.

 

 

Moln (Nuages) est le premier recueil de poèmes publié en 1922 par la poétesse suédoise Karin Boye.

Leo Dhayer a entrepris la traduction de ce recueil et en propose chaque lundi un nouveau poème sur son blog.

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